Le ventre de Tant-Bourrine semblait ne plus jamais vouloir en finir de pointer vers le ciel. Nous aurions dû l'appeler Désiré, ce petit d'homme, tant il semblait prendre plaisir à se faire attendre. Tant de temps avant de prendre enfin vie, avant d'enclencher ce mystérieux processus de division cellulaire et, maintenant qu'il avait crû jusqu'à perdre ses aises, avait gigoté tout son soûl, était passé six fois en guess star sur les écrans de TV échographie, voilà qu'il ne voulait pas quitter la douce tiédeur du ventre maternel alors que nous en étions à quatre jours après terme.

La décision avait donc été prise ce lundi-là, compte tenu des risques que cela pouvait induire pour lui, de déclencher l'accouchement. Nous étions donc arrivés, pleins d'appréhension et d'excitation mêlées, de bon matin, vers 8h30, à la maternité.

Un premier examen fut alors pratiqué pour voir si, des fois... Non, décidément, pas de miracle : le col de Tant-Bourrine restait bien fermé à la circulation des bébés. Il allait donc bien falloir déclencher l'accouchement.

Pour ceux et celles qui n'ont jamais connu ça, inutile d'imaginer quelque chose de violemment spectaculaire, genre dynamitage d'une paroi rocheuse pour ouvrir une route à travers la montagne. Non, déclencher un accouchement consiste juste à appliquer un bête gel au point névralgique et à attendre, attendre, attendre, attendre de très longue heures...

La chose eût pu être somme toute plutôt agréable pour moi. D'ailleurs, tout avait plutôt bien commencé : dans la salle du premier examen, un bon gros fauteuil de skaï bien rembourré me tendait ses bras, et j'y passai dix minutes à en apprécier le confort moelleux. Mais, alors que je pensais que l'attente se ferait tranquillement dans ce rembourrage si doux à mon dos, je dus bien vite déchanter : il allait falloir passer en "salle d'attente" (une vaste chambre avec cinq ou six lits) avant le passage en salle de travail, et, dans cette nouvelle salle, point de bon gros fauteuil, mais juste un vulgaire tabouret !

Commença alors l'interminable attente, longue, très très longue attente (et très très dur tabouret !), rythmée par le bruit du monitoring pour mesurer les pulsations cardiaques du petit lambinard et les éventuelles contractions.

Au cours de ces premières heures d'attente, un petit incident : par deux ou trois fois, le rythme cardiaque se ralentit de moitié pendant quelques longs instants. La sage-femme parut un peu contrariée, mais pas plus que ça, et nous ne nous en inquiétions pas trop. Nous en fûmes juste quittes pour une double ration de monitoring.

Tant-Bourrine eut également droit à une seconde dose de gel en début d'après-midi, tant il ne se passait vraiment rien, à part dans mes vertèbres qui commençaient à flancher des genoux.

Finalement, la double dose eut du bon : les effets commencèrent à se faire sentir et les contractions apparurent enfin (quand je dis "enfin", c'est de mon point de vue, pas de celui de Tant-Bourrine !), pour aller crescendo des interminables heures durant.

Enfin, vers 20h30, Tant-Bourrine fut conduite en salle de travail (pendant que j'essayais péniblement de décoincer mes vertèbres), pour n'y recevoir la péridurale qu'une demi-heure plus tard (l'anesthésiste avait malheureusement été appelé sur une urgence). J'aurais alors bien demandé, s'il en restait un fond de seringue, un peu de péridurale pour mes vertèbres, mais je me suis finalement abstenu, jugeant que ma sollicitation aurait peut-être été mal perçue par le corps médical.

Commença alors une nouvelle attente, mais plus courte celle-là : quelques troubles du rythme cardiaque apparurent à nouveau. "Apparemment, bébé n'apprécie pas trop" dit la sage-femme sans que je saisisse vraiment la portée de ces paroles.

Vers 22h30, le monitor se mit plusieurs fois en alerte (rythme cardiaque trop bas trop longtemps), et de façon de plus en plus rapprochée. Cela commença à s'agiter beaucoup d'un seul coup, et nous nous sommes alors retrouvés, bien malgré nous, projetés dans la série "Urgences".

Le personnel médical (ils étaient cinq autour de Tant-Bourrine à ce moment-là) décida de précipiter le mouvement, d'autant que le monitor se mit à afficher un "0" qui me fit passer des frissons polaires dans le dos.

Et là, tout devint incroyablement rapide : épisiotomie express, un docteur aida Tant-Bourrine à pousser en pressant vigoureusement sur son ventre, les forceps happèrent le bébé et hop, en deux minutes, c'était plié, à 22h45, le squatter était expulsé !

Évidemment, en l'occurrence, pas question de laisser le papa couper solennellement le cordon : à peine le temps d'entrapercevoir vaguement une crevette violacée qu'elle avait disparu, emmenée en urgence et au pas de course par une sage-femme.

Malgré tout le flegme naturel qui me caractérise, mon teint devait se situer à ce moment-là quelque part entre blafard pâle et livide exsangue, tant et si bien qu'une sage-femme s'en aperçut et me demanda si ça allait bien. Puis elle ajouta la seule chose qui pouvait me redonner quelques couleurs : "ne vous inquiétez pas, il va bien, vous pouvez aller le voir en salle de soin."

Il ne fallait pas me le dire deux fois : avec l'accord de Tant-Bourrine, j'y filai aussitôt pour y admirer enfin un splendide poupon (qui entre temps avait sniffé une bonne dose d'oxygène et repris une belle couleur rosée) entre les mains du pédiatre, assister à son premier bain et à son habillage. Une merveille de bébé, bien potelé (3kg600 et 51 cm) et d'une placidité olympienne, se laissant manipuler sans émettre la moindre plainte, les yeux déjà grand ouverts sur le monde. Un calme, quoi !

Voilà, c'est ainsi que se termina (bien) l'histoire du bébé qui ne voulait pas quitter le ventre de sa mère, et c'est ici que commença l'histoire de Tant-Bourriquet.

Et deux ans pile-poil se sont déjà écoulés depuis cette journée si particulière, et il me semble pourtant que c'était hier.

Je sais bien, Saoul-Fifre n'aime pas les billets consensuels ou gnangnans et je m'en excuse par avance, mais aujourd'hui, j'avais trop envie de te souhaiter un bon anniversaire, mon bibou !