Je suis sur le parvis de la collégiale, anonyme parmi la foule des fervents, et les membres de la confrérie de Saint Léonard, gardiens du dogme, mainteneurs de sa mémoire et des traditions y attachées, sont alignés sur les marches séculaires. Ils ont l'air inquiets, mal à l'aise, ils sautillent sur place, ils regardent autour d'eux. Ils cherchent l'évêché. Oui, l'Evêque et sa garde rapprochée ont promis d'être là, car la Saint Léonard tombant un Dimanche, 2005 est une Année Sainte. Les confrères entourent et protègent leur belle Quintaine. Ils ont passé l'année à bricoler et à peindre ce petit château-fort fait de minces planches en bois d'arbre, sensé symboliser une prison, car le Grand Saint-Léonard est le patron des prisonniers, et ils n'aimeraient pas qu'il arrive quelque chose à leur Grand-Oeuvre, ils seraient obligés d'aller chercher celle de l'exposition sur la Quintaine à travers les âges, au Foyer Rural, et ça la foutrait mal. Ha ! Voici l'Evêque avecque sa grosse crosse en forme de tire-bouchon, hommage au divin breuvage, et sa mitre en forme de bonnet d'âne, en hommage à celui de la crèche. Il porte une robe longue, sobre, en laine vierge écrue sur parole, qui lui donne beaucoup de sérieux et de crédibilité, et qui lui a été dessinée spécialement pour l'occasion, par Jean-Paul Psautier, m'apprend la jeune et charmante moniale chargée de sa communication. Il prend la parole, prononce quelques formules magiques sensées bénir la Quintaine et lui donner ses pouvoirs, puis, en meneur d'hommes en phase avec son époque moderne, sachant conserver l'attention de son public jusqu'à la fin, il termine sur une note guillerette et obtient un franc succès avec une hilarante histoire de oint-oint.

Tout le monde rentre ensuite dans l'église, tous ceux qui sont fous de la messe, certes, mais aussi ceux qui n'en ont rien à branler du goupillon, car le spectacle en vaut le cierge. La lecture des évangiles par Eve Angéli nous ferait prendre notre mal en patience, mais malheureusement, le moment passionnant est à la fin, et il convient d'attendre. Le jour de la Quintaine, et aussi lors des Ostensions, autre moment fort où la petite communauté chrétienne se ressoude autour de son clergé, les confrères sortent de sa Chasse plombée "le Chef de Saint Léonard". Ils pourraient parler de son crâne, mais ça craindrait grave chez les bigotes. Mais ils ramèneraient peut-être dans le giron de l'Eglise quelques âmes perdues punks ou gothiques ? Quoiqu'il en soit, un crâne, c'est pas de la relique de gnognotte. Les autres adorateurs de Saint Léonard, ce n'est pas ça qui manque, il y en a dans tous les pays où il y a des prisonniers, en sont jaloux. Eux doivent se contenter de vertèbre, d'osselet, de côtelette, quand ce n'est pas d'une mesquine esquille. Qui dit fierté de posséder le vrai crâne complet, garanti sur parchemin d'époque, dit vénération profonde et charnelle. Tous les fidèles non en état de pêché mortel, montent à l'autel pour recevoir le corps du Christ, continuent vers la table recouverte de velours violet où est exposé le Saint Chef, se penchent pour y déposer un baiser, puis remontent l'allée jusqu'à leur place, libérés et extatiques. Un confrère essuie le dessus du crâne avec sa manche pour le rendre apte à la dévotion suivante.

Puis c'est l'heure du banquet financé par la subvention municipale et républicaine, dont l'évêque est l'invité d'honneur et sa moniale l'objet de beaucoup de prévenances. La mairie socialiste voit d'un œil bonhomme la Confrérie de Saint Léonard. Dans un bourg si profondément religieux, halte incontournable sur le chemin de Saint Jacques de Compostelle, pourquoi se mettre à dos les croyants, également électeurs ? La Quintaine est glissée sous la table, à l'abri des convoitises diverses, mais pas des renversements de bouteilles, heureusement faciles à nettoyer sur la peinture lavable. Après moults toasts, libations, cantiques, le devoir et l'horaire font qu'il va falloir sortir. Quatre confrères empoignent les manches de la chaise à porter la Quintaine et entament, le pied vacillant et l'œil virevoltant, le parcours de la procession. Les façades des maisons de la ville sont truffées de niches contenant des statues du saint. L'un est bedonnant, l'autre svelte, l'autre tonsuré, l'autre a une chevelure christique, mais tous sont le portrait craché de l'ermite local, le bon Saint Léonard. À chaque statue, la foule s'arrête, les confrères posent la Quintaine, et tous entonnent un air entraînant : "La chanson de Saint Léonard". Je crois bien l'avoir envoyé à Tant-Bourrin. Peut-être pourra-t-il la mettre en écoute sur le blog ? Arrivée devant un lieu de station prévue, la procession connaît un moment de flottement : un farceur a subtilisé la statue officielle, référencée, un poil tristounette, et l'a remplacée par un nain de jardin peint de couleurs criardes et brandissant une bouteille. Un gros rire s'élève et tout le monde reprend le refrain en chœur, de plus belle.

La manifestation pacifique arrive sur le pré où doit se dérouler la joute. Car il s'agit bien d'une tradition qui remonte aux tournois de chevalerie. La Quintaine est enfilée sur un axe et elle fait le tourniquet quand on la frappe sur un angle, ce qui rend difficile sa destruction. Les cavaliers n'ont pas de lance, ils ont un Quilloux, sorte de massette en bois. Ils lancent leur cheval au galop, et en passant au niveau de la Quintaine, se penchent pour la bousiller en cognant dessus avec leur quilloux. Ils se font huer quand ils ratent, et applaudir quand un morceau s'envole à plusieurs mètres. Cette année, le plus applaudi fut un grand rasta avec des dreads, qui cognait comme un sourd avec un grand sourire ravageur. Les confrères, notables bien propres sur eux comme il faut, tiraient un peu la tronche. Dès qu'un morceau de bois tombait, un confrère le ramassait, le passait à un autre qui le débitait à la hache et le passait à un autre qui le découpait au sécateur. Technique millénaire héritée du fond des âges, mise en œuvre sous les regards avides et cupides de la foule qui mitraillaient les confrères, seuls habilités, pour l'heure, à toucher ces morceaux de Quintaine. De solides barrières garantissant leur sécurité. Car il faut savoir que chaque débris de Quintaine est dépositaire d'une parcelle du pouvoir de Saint Léonard de faire des miracles, ce qui n'est mis en doute par personne et explique la furie, les bras tendus des spectateurs et leurs vociférations quand les confrères se sont approchés des barrières avec des paniers d'osiers pleins de petits bouts de cagettes.

Les morceaux de Quintaine ont un effet curatif ou améliorateur pour tout ce qui est de l'ordre de la libération. Le garder sur soi lors d'un accouchement, par exemple, ou si l'on se sent oppressé, constipé, aphone, timide. Des femmes en cousent un bout dans la braguette de leur mari déficient, pour lui "dénouer l'aiguillette". On en met dans les étables pour faire pisser le lait aux vaches (bien meilleur marché que le tourteau de soja) et surtout, usage pour lequel il est le plus plébiscité : il fait pondre les poules !

Surtout les petites jeunettes qui ont du mal à "libérer" un œuf particulièrement balèze...

Ha je les entends ricaner d'ici, les esprits forts ! Les Procrastin, les Tant-Bourrin, les Audalie... Allez-y, allez-y, sortez moi une étude scientifique qui prouve que la Quintaine n'a aucun effet sur la ponte des poules ? Haha, on fait les malins, on croit pas aux miracles, et ben l'omelette, on la mangera sans vous, na !