L’ancêtre du troupeau, cette vieille carpette luisante de crasse et grouillante d’acariens, vacillant au moindre coup de vent, vous ne le reconnaissez pas ? Mais si, creusez un peu ? C’est Arthur le testard ! Ha… il a bien baissé, depuis ! C’est que ça lui fait seize ans, dame… Ça vous dit rien, à vous, un bouc de seize ans ? Disons qu’en euros actuels, bien humains, bien de chez nous, il flirte avec les cent ans. Bien sonnés. Ha sûr, qu’il est bien sonné ! C’est pas son air vif qu’on remarque au premier abord ! Par contre les clochettes qu’il a sous le ventre, y a un bail qu’il ne leur a pas tiré sur la cordelette ! Autant vous avouer franchement : tous les matins, je m’étonne de le voir se lever.

« Vé, l’Arthur ! Pas ’cor’ craba ? Hein que tu fais moins le fier que quand tu me montrais qui c’était le vrai chef du troupeau ? »

Mais il assure.

Non, il ne tangue pas dangereusement en levant chaque pied ! Ce sont médisances de méchantes langues : il a adopté la démarche lente et majestueuse adaptée à son passé glorieux.

Nooon, il ne perd pas ses vieux poils mités ! Il a décidé courageusement d’abandonner sa chaude pelisse pour s’endurcir dans la confrontation aux météores.

Noooon, il n’est pas squelettique ! Il a su rester svelte grâce à la pratique assidue d’une vie proche de la Nature.

Mais les faits sont là, cruels dans leur douloureuse réalité : il y a deux ans, il n’a réussi à féconder que la moitié du troupeau. Mauvaise mayonnaise. Et l’année dernière, et ben le tube de mayo, il était vide ! Pas un seul chevreau à mener au sacrifice Pascal chez le boucher. Et pourtant, qu’est-ce qui génère plus de joie dans une famille qu’une naissance attendue ?

Une larme au coin de la paupière, je songe à la gueule de la marge brute de l’activité « élevage » de cette année : huit tonnes de foin consommées, dans une colonne, et zéro cabri + zéro fromage, dans l’autre. Les sciences économiques ne sont certes pas chez moi matière à prouesses, mais, à odorat d’œil ou à vue de nez, c’est toi qui choises, le bilan ressemble fort à une perte. J’ai visiblement fait une erreur d’appréciation en tablant qu’Arthur remonterait la pente et, dans la foulée, ses chèvres.

« Ô, insuffisante rigidité ! Mais où est donc passé le macho aux yeux de braise, flamberge au vent, que nous appréciions tant naguère ? » se lamentent les chèvres repues, mais le ventre vide. « Nous tromperait-il avec des jeunettes ? » s’inquiètent-elles en lorgnant vers le vieux grillage tout troué.

« Non, sûrement pas. » les rassuré-je. « Il faut bien dire, à sa décharge ( le mot n’est pas vraiment heureux, j’en conviens…) que vous allez vous-même, gaillardement, sur vos treize ans ! Pas précisément émoustillant, ça, soyez honnêtes ? Et puis, vous êtes ses filles, pour la plupart ? Douze ans d’inceste ! Le remords, à force, ça doit salement vous ronger l’intérieur… Soyez indulgentes. Songez au vieux proverbe caprin qui souligne qu’il est plus facile de garder la gueule ouverte que la patte tendue… Je vous demande juste un poil de patience, mais, en attendant un sursaut d’Arthur aussi improbable qu’hypothétique, qu’est-ce que je vais faire ? Mmmmhh ? Je vais vous acheter un jeune mâle ! Et on dit merci qui ? »

« Meeeerciii, paaaatrooooonn… » béguètent-elles, tout excitées… Les journées à venir seront longues, et les palabres, sous le micocoulier (jeu de mot provençal intraduisible : micocoulier=palabrèguier), passionnées et véhémentes…

Et le voilà ! Bien campé devant elles, et on sent qu’elles sont toutes devenues illico de ferventes adeptes du camping… Un bien bel étalon, et l’on devine qu’elles sont prêtes à les lui montrer, les talons…

« Combien pour ce service trois pièces, dans la vitrine ? » pouffent-elles sous cape, et lui reste là, à sourire, pas fier, mais de plus en plus conscient de l’intérêt qu’il suscite, les regards braqués sur lui tels des missiles solaires étant suffisamment clairs. Elles le veulent « en gros », mais aussi au détail. De la même manière que « changement d’herbage réjouit le chevreau », « changement de zézette fait jouir la chevrette ». Là, pour bien en finir avec la consanguinité, système qui, sur le long terme, n’a pas vraiment fait la preuve de sa supériorité (relisez votre histoire de France), nous avons été leur dégotter un bouc nubien. L’idée de base étant qu’il supporterait la chaleur mieux qu’Arthur et qu’il ne chercherait pas à me faire hara-kiri lorsque je lui demanderai de me nettoyer la colline contre les incendies. En Nubie, ils ont l’habitude des plantes piquantes, non ? Mais son look n’a pas été sans influer notre choix : il a de belles cornes qui s’enroulent à l’horizontale, preuve qu’il s’agit avant tout d’un ornement, car pour s’en servir comme d’une arme, il vaut mieux les avoir dirigées vers l’avant, comme le toro espagnol, par exemple… A l’usage, il est effectivement très zen… tant que l’on respecte sa méditation !

Il a aussi de magnifiques oreilles tombantes qui rebiquent au bout, un peu de la forme des couettes à Sheila, et la ressemblance s’arrête là car il a le museau volumineux, fortement busqué (rien à voir avec le chanfrein creusé des chèvres alpines et des chevaux arabes). Mes chèvres ayant également repéré au premier coup d’œil l’appendice « bourbon » de leur promis, je les entendais minauder dans mon dos :

« Si "le reste" est à l’avenant, cela augure d’un bien avenant compagnon ! »

Comme le chantait si bien la divine Fréhel, c’était bien lui « le mâle qu’il leur faut… »

« Mesdames, mesdemoiselles, un peu de silence, s’il vous plaît ! J’ai l’honneur et l’avantage de vous présenter le nouveau venu que vous attendez toutes : DJEDAÏ ! Comme il nous arrive de Nubie et qu’il a de longues oreilles, nous aurions pu le surnommer Bug’s Nuby… (clap clap, applaudissements polis…) mais nous avons préféré ce nom plus sobre, qui signifie « cabri » en arabe, d’après un ami marocain… Plus sobre, plus sérieux, car ne t’y trompe pas, Djédaï, ni vous autres : vous n’êtes pas ici pour vous amuser, ni gaudrioler ! Vous êtes ici pour booster et faire redémarrer l’activité « élevage » de cette exploitation sur de bonnes bases ! A l’heure actuelle, cette branche est économiquement exsangue ! Je ne m’étendrai pas sur les responsabilités qui ont mené à cet état de fait et je veux simplement vous dire à tous et à chacun : ceci est TA dernière chance ! Désormais, je veux des jumeaux. Le Grand Eleveur vous a donné deux mamelles pour élever deux petits à la fois ! C’est-y pas logique ? C’est-y pas mignon, deux « petits » presque aussi grands que vous, qui vous donnent des grands coups de tête pour faire venir le lait, et qui vous soulèvent l’arrière-train si haut que vos pattes arrière ne touchent plus le sol ? Je veux des chevrettes bonnes laitières, qui mettent bas facilement et naturellement ! Je veux des mâles qui aient le gabarit voulu pour les fêtes de Pâques ou le prix est plus rémunérateur ! Et surtout : je ne veux plus voir la queue d’un vétérinaire sur la propriété ! Un seul flacon d’un de leurs poisons vaut plus cher que la meilleure d’entre vous, alors : m’as coumpris ? Vous vous soignerez tout seuls avec les herbes de la colline, comme nous…

Que les choses soient bien claires entre nous : si d’ici deux ans, nous n’avons pas retrouvé la voie du profit, vous verrez arriver un monsieur très gentil, vous le reconnaîtrez, il a un beau camion bien décoré avec des dessins de veaux, de cochons et de moutons qui dansent la gigue au milieu des fleurs, et il vous emmènera en week-end culturel, visiter l’abattoir de Sisteron… Rompez les rangs et faites plus amplement connaissance ! »