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Par Tant-Bourrin, jeudi 9 mars 2006 à 01:11 :: Jus de cervelle :: #269 :: rss
Un couple fusionnel. Vingt-cinq ans de mariage et pourtant on n'aurait pas réussi à glisser une feuille de papier à cigarette entre leurs âmes, tant celles-ci étaient étroitement entremêlées.
Nicolas et Gabrielle s'étaient connus à vingt ans à peine. Une seconde après leur rencontre, ils étaient déjà fous amoureux l'un de l'autre et cet amour depuis ne s'était jamais démenti, malgré la râpe du temps, malgré le glacier des habitudes, malgré l'usure de la vie qui mettent tant de passions à mal.
Au contraire, entre ces deux-là, l'âge n'avait fait qu'accroître leur addiction mutuelle, perlée de mille petits rites, de mille petits jeux, de mille plaisanteries stupides qui ne faisaient rire qu'eux. Et malgré la maturité, malgré leurs deux fils aujourd'hui mariés, malgré les ridules et les tempes grisonnantes, tous les soirs Gabrielle se précipitait vers la porte dès que Nicolas rentrait du travail et sautait dans ses bras, dans la joie de l'étreinte retrouvée, dans la suavité d'un baiser aussi doux que le tout premier.
Mais ce soir-là, Nicolas était en retard. Oh, bien sûr, cela lui arrivait de temps à autre, mais à chaque fois, Gabrielle ne pouvait s'empêcher de frissonner, comme une droguée en manque de sa dose et qui craindrait que son dealer ne vienne pas.
Il y eut un coup de sonnette. Un seul coup. Nicolas avait l'habitude de donner trois petits coups secs. Elle ouvrit la porte : deux gendarmes, l'air contrit, étaient là.
Un coup au foie. Un mauvais rêve. Gabrielle se sentait déjà vaciller, pressentant le pire.
- Bonjour Madame. Vous êtes bien Madame Martin ?
- Ou... oui...
- Gendarmerie nationale. Nous venons hélas vous informer que... heu... votre mari a hélas eu un grave accident de circulation et que...
- ...
- ...et que... asseyez-vous, je vous en prie... et que, hélas, malgré tous les secours qui lui ont été prodigués...
- ...
- ...il est malheureusement décédé. Toutes mes condoléances, Madame.
On lui aurait tranché un membre que Gabrielle n'en eût pas éprouvé plus de douleur. Elle resta interdite, livide, hagarde, perdue entre cauchemar et réalité. Ce n'est qu'au bout de cinq minutes que vint le cri, du plus profond d'elle-même, du coeur de ses cellules, de son âme déchiquetée, le cri de souffrance, le cri de douleur, de la douleur qui serait désormais à jamais sa seule compagne. Et puis elle s'effondra. Littéralement.
La convalescence fut longue, très longue, si tant est que l'on puisse parler de convalescence : on ne guérit jamais d'un deuil. Ses fils furent très présents, à l'hôpital d'abord, puis à la maison familiale, où ils passaient tous les week-ends. Mais la pesante solitude du reste de la semaine la laissait dans un terrible état dépressif. Vingt-cinq ans de souvenirs brisés comme du cristal la tourmentait sans cesse.
Et puis le temps fit son oeuvre. Elle s'habitua. Un peu. Un tout petit peu. Elle recommença à être visités par de bons souvenirs de Nicolas, et non plus seulement par celui de ce corps si pâle à la morgue.
Et puis, un jour, son fils aîné eut l'idée, pour qu'elle se sente un peu moins seule, de lui offrir un petit chat, dont elle apprécia vraiment la compagnie. Elle adorait ces animaux, mais Nicolas, étrangement, était profondément allergique aux félins, il en avait une peur quasi panique.
Le chat fut baptisé Catsou et il devint vite inséparable de sa maîtresse.
Ah, qu'il était agréable de retrouver, même au travers d'un chat, le plaisir tactile de la caresse ! Catsou ronronnait de plaisir sur les genoux de sa maîtresse et celle-ci y retrouvait une once de goût à la vie. Et comme dans un vieux couple, de nouveaux rites s'instauraient déjà. Comme celui d'écouter en début d'après-midi de la musique dans la chambre, matou et maîtresse allongés confortablement sur le lit, Gabrielle fermant les yeux et se laissant pénétrer par la mélodie, Catsou fermant les yeux et se prélassant, totalement insensible à la beauté des volutes musicales qui emplissaient la chambre.
Et un jour, Gabrielle trouva le courage de réécouter le disque préféré de Nicolas. "After the gold rush" de Neil Young. Leur disque. Celui qu'elle n'aurait pu jusque-là écouter sans s'effondrer de nouveau.
Et il se passa quelque chose d'étrange : Catsou, qui sommeillait, se redressa dès les premières notes, tous les sens aux aguets, oreilles et moustaches vibrantes, et alla se planter devant les enceintes, comme pour mieux profiter de la musique.
Gabrielle n'en crut pas ses yeux : Catsou avait réellement l'air d'apprécier spécifiquement le disque préféré de son pauvre Nicolas. Un hasard ? Elle changea de CD. Catsou sembla de nouveau éprouver un profond désintérêt, bâilla, et retourna se coucher.
Elle remit Neil Young. Catsou se redressa aussitôt comme subjugué par la voix nasillarde du Loner.
Tout se mit à tourner très vite dans la tête de Gabrielle. Mille détails lui revenaient en cascade. Ce chat qui, étrangement, n'aimait pas trop le poisson. Comme Nicolas. Ce chat qui semblait ne pas pouvoir se passer de sa maîtresse. Comme Nicolas. Ce chat qui avait les yeux verts. Comme Nicolas. Ce chat qui aimait venir la regarder dans son bain. Comme Nicolas. Ce chat qui aimait Neil Young. Comme Nicolas.
Nicolas.
Nicolas qui, un jour, alors qu'ils parlaient de la mort comme d'une chose très lointaine, lui avait dit : "de toute façon, si je meurs avant toi, je ferai tout pour revenir auprès de toi, même si c'est sous la forme d'un courant d'air".
Catsou. Nicolas.
Nicolas. Catsou.
Elle se sentait prise d'un vertige, d'un fol espoir d'amour. Il fallait qu'elle en ait le coeur net. Elle devait vérifier quelque chose. Elle appela son fils aîné.
- Julien, il faut absolument que tu me dises quelque chose, c'est important... Catsou, tu l'as trouvé où ?
- Catsou ? Bin, c'est la chatte des Thomas qui a eu une portée... Pourq...
- Rien, rien, je t'expliquerai plus tard ! Merci !
Nouveau coup de fil.
- Allo, Madame Thomas ? Gabrielle Martin à l'appareil. Je voulais vous poser une petite question... Mon fils m'a appris que mon chat était issu de votre chatte. Je voulais savoir quel âge ça lui fait, est-ce que vous pourriez me donner sa date de naissance, s'il vous plaît ? Ça serait très gentil de votre part...
- Oh, je crois me souvenir que ma chatte a mis bas il y a à peu près cinq mois...
- Mais vous n'auriez pas la date précise ? J'aimerais pouvoir fêter ses anniversaires plus tard !
- Heu... oui, en fait, je m'en souviens très bien, mais c'est un peu délicat...
- Non, n'ayez crainte, dites-moi tout...
- Bon, eh bien, en fait, je m'en souviens très bien, parce qu'ils sont nés le soir du jour où... votre pauvre mari a eu son terrible accident...
- C'est... c'est vrai ? Mais c'est fanta... heu... c'est parfait, je vous remercie beaucoup ! Au revoir !
Gabrielle en tremblait d'excitation et de joie. Sa folle théorie se confirmait donc : Nicolas s'était, le soir-même de son décès, réincarné en chat pour mieux lui revenir. Sacré Nicolas, lui qui avait si peur des chats, voilà qu'il en était lui-même devenu un !
La vie de Gabrielle en fut bouleversée : elle sortit complètement de son abattement, le vieux couple s'était reformé au-delà de la mort, leur amour était plus fort que tout. Désormais, avec son Nicolas de chat (elle ne l'appelait plus Catsou), elle se sentait de nouveau assez forte pour affronter la vie.
Et les jours se remirent à couler dans la quiétude retrouvée de la grande maison.
Jusqu'au jour où, pénétrant dans le cellier, Gabrielle entendit un bruissement discret. Elle tourna la tête et vit horrifiée un rat qui avançait tranquillement vers elle.
Elle poussa un cri de panique et rebroussa chemin dans la cuisine, claquant la porte derrière elle en guise de barricade contre ce monstre velu. Son coeur battait à tout rompre, elle détestait ce genre de bestioles. Mais que faire ? Elle n'oserai plus jamais entrer dans le cellier tant qu'elle saurait que ce rat y logeait.
Nicolas ! Comment n'y avait-elle pas songé plus tôt ? Elle appela son félin de mari.
- Nicolas, viens mon chéri, viens mon matou-mamour ! Il y a un gros rat dans le cellier. Vu ta condition de chat féroce, tu pourrais aller le trucider pour que ta maîtresse adorée puisse dormir tranquille ?
- Meow !
Comme s'il avait parfaitement compris les mots de Gabrielle, le chat vint se presser devant la porte, et fila dans le cellier dès qu'elle l'ouvrit. Et déjà s'élevaient les couinements de panique et de douleur du rat.
Gabrielle en soupira d'aise. Oui, qu'il était doux de savoir que Nicolas lui était revenu et était désormais là pour la protéger !
Mais comment aurait-elle pu se douter que Nicolas ne s'était en fait réincarné en chat que dans son esprit, trompé par une simple coïncidence de dates et la sensibilité auditive d'un matou au son de l'harmonica ?
Et comment aurait-elle pu en outre deviner qu'en ouvrant la porte du cellier, elle venait de livrer aux griffes acérées de son chat son mari réincarné en rat ?
Commentaires
1. Le jeudi 9 mars 2006 à 07:54, par Twig
2. Le jeudi 9 mars 2006 à 08:06, par Fred
3. Le jeudi 9 mars 2006 à 08:48, par mamascha
4. Le jeudi 9 mars 2006 à 08:59, par Byalpel
5. Le jeudi 9 mars 2006 à 09:14, par Anne
6. Le jeudi 9 mars 2006 à 13:38, par Pascal
7. Le jeudi 9 mars 2006 à 13:59, par procrastin
8. Le jeudi 9 mars 2006 à 14:24, par Breizhie
9. Le jeudi 9 mars 2006 à 15:32, par Tant-Bourrin
10. Le jeudi 9 mars 2006 à 18:01, par Bof...etc.
11. Le jeudi 9 mars 2006 à 18:09, par Bof...etc.
12. Le jeudi 9 mars 2006 à 19:03, par mamascha
13. Le jeudi 9 mars 2006 à 19:07, par antenor
14. Le jeudi 9 mars 2006 à 20:45, par Bof...etc.
15. Le jeudi 9 mars 2006 à 21:06, par Tant-Bourrin
16. Le jeudi 9 mars 2006 à 23:04, par manou
17. Le vendredi 10 mars 2006 à 16:08, par Tant-Bourrin
18. Le vendredi 10 mars 2006 à 19:17, par Bakemono
19. Le vendredi 10 mars 2006 à 20:32, par Tant-Bourrin
20. Le vendredi 10 mars 2006 à 20:35, par ab6
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