Je n'ai jamais eu un ami plus vivant que Jean-Gé.

Je vivais avec sa sœur Brigitte quand elle me l'a présenté, et nous avons tout de suite branché. Nous avions été monteurs en téléphone tous les 2, ce qui crée des liens de confrérie, mais il était un peu tout ce que je n'étais pas : plutôt grand, beau, le sourire ravageur, et toutes les filles auraient bien donné un morceau d'elles-mêmes pour découvrir ce que signifiait la fêlure mystérieuse de son regard. Quand les bougies n'étaient pour moi que ces trucs bien utiles pendant une panne d'électricité, lui n'avait pas son pareil pour démonter une 2CV ou faire ronronner une 4L. La jeunesse, pour nous, c'était de faire la fête, les 400 coups, et c'était à qui trouverait la connerie la plus débile, l'idée la plus en équilibre sur le fil de la légalité, quitte à se viander proprement la gueule. Le soir, nous partions dans nos expéditions hasardeuses, nos 2 folies hors-normes s'additionnaient, et le challenge non-dit était de rendre l'autre muet de saisissement.

Il fit la connaissance d'une fille rare, d'origine moitié suédoise, Birgit, et s'installa avec elle. Brigitte et moi logions en colocation dans une grande maison avec une dizaine d'autres branquignols. À l'époque, cela s'appelait une communauté. Aujourd'hui, on parlerait surtout de "crise de l'offre locative dans le secteur immobilier". Toujours est-il que le proprio voulant récupérer sa baraque, l'idée de former un ménage à 4, en tout bien tout honneur, s'imposa à nous d'emblée, et que nous emménageâmes à la campagne, dans une dépendance d'un superbe château médocain. Nous avons vécu là l'amitié et l'amour, comme dans une île paradisiaque, défrichant et semant un grand jardin potager. Nous avons récupéré un essaim, et la ruche sous le grand magnolia nous donna le meilleur miel que j'aie jamais goûté. Jean-Gé se mit à la batterie et jouait dans un groupe auprès duquel je plaçai quelques paroles de chansons. Je fabriquai les meubles dont nous avions besoin, et Jean-Gé acheta un tour à bois et se lança dans l'artisanat d'art.

Ce gars là fourmillait d'idées et était bourré de créativité, d'humour et de talent. Il avait une énergie débordante et nous entraînait dans son sillage. Birgit et lui s'entendaient à merveille. Ce que je veux dire, c'est que, ni moi, ni aucun autre de ses amis n'avons jamais décelé chez lui aucun pessimisme morbide, aucune cyclothymie, aucun état dépressif, ni rien. Et nous deux étions vraiment comme 2 doigts de la main, confidents et tout...

Bon, sa sœur et moi nous sommes séparé, nous avons largué notre île mystérieuse, déménagé, et ce qui s'est passé ensuite, je l'ai appris de la bouche de Birgit, bien plus tard. Ils sont descendus vers Biarritz, il a monté une petite affaire de dépannage d'electro-ménager, plomberie, électricité, serrurerie, le genre de créneau que personne ne veut occuper et où il s'est fait des couilles en or. Tout baignait mais il n'arrivait tout simplement pas à vivre. Il racontait à Birgit ses angoisses, sa ferme décision de se suicider, tout le temps, et il n'y avait qu'elle à être au courant de ses noirceurs. Les parents, les amis, n'avaient droit qu'à son masque souriant et convivial. Un jour, elle a explosé et lui a hurlé le sadisme de son attitude, l'horreur de cette incertitude, de ce chantage, épée de Damoclès suspendue par un fil pourri au dessus de son cœur.

Alors il lui proposa un marché. Enfin : il lui expliqua cyniquement et honnêtement ce qu'il comptait faire. Et Birgit, avec le secret espoir qu'il arrive enfin à retrouver le goût de vivre (le goût de l'eau, le goût du pain, et celui du Perlimpinpin...), accepta.

Il arrêterait de lui décrire en long, en large et en couleurs ses idées noirâtres et ses démons familiers.
Ils se marieraient.
Ils iraient voir un assureur pour contracter une assurance-décès, dont elle serait la bénéficiaire, ou son enfant, si elle en avait un au jour et dans le cas où un malheur lui arriverait.

- "Je tiens à prendre mes responsabilités, Monsieur. Je ne veux pas que mon épouse se retrouve à la rue, sans revenus, si j'étais victime d'un accident, vous comprenez ? Et, puisqu'aussi bien on discute, est-ce que le contrat couvre toutes les causes différentes de décès ? Je ne sais pas, moi, mais qu'en est-il si je me suicide, par exemple, ce n'est pas que cette idée me trotte dans la tête, mais vous n'avez pas cité ce cas, tout à l'heure q:^) ?"

- "Il y a un délai de carence de 2 ans, Monsieur, dans le cas d'une mort par suicide, mais le contrat que vous venez de souscrire vous couvrirait effectivement."

- "Ha la la, 2 ans à attendre, c'est ennuyeux q:^D (rire franc) !"

- "Vous avez raison q:^) !"

Il lui ferait un enfant, comme elle en avait envie, pour qu'elle ne se retrouve pas toute seule, "après"...

La petite Guillemette naquit environ 1 an et 1/2 plus tard. La présence d'une jeune vie à la maison remplit les pièces de babils, d'amis et de membres de la famille venus féliciter les parents pour ce beau bébé qui leur ressemblait à tous les 2, en fait. Jean-Gé pouponnait et gagatisait avec sa fille pour la faire rire aux éclats. Rien de tel qu'une petite boule d'énergie et son souffle frais pour disperser les gros nuages noirs.

Quelques semaines seulement après le 2ième anniversaire du contrat d'assurance-décès, Birgit, en rentrant un soir, trouva Jean-Gé pendu à une poutre du grenier.