Il n'y avait aucun truc : Nitro Turban était né avec le don magique de pouvoir de séparer les corps en plusieurs morceaux et de les reconstituer sans aucune séquelle pour les personnes découpées. La caisse n'avait pour seul but que de masquer au public le fait qu'il n'y avait pas de truc : si les spectateurs avaient pu voir les lames d'acier manipulées par le magicien s'enfoncer directement dans la chair de sa partenaire, d'aucuns auraient tourné de l'oeil ou crié à la sorcellerie.

Nitro, qui rêvait depuis fort longtemps des métiers de scène, avait découvert par hasard, adolescent, ce don magique, en cherchant à reproduire le tour de la femme coupée en morceaux, vu à la télévision la veille, avec une souris et des lames de rasoir. Et à sa grande surprise, il avait réussi : trois morceaux de souris avaient continué à gesticuler devant ses yeux, et il lui avait suffi de les remettre face à face pour que la souris recouvre son intégrité corporelle.

Depuis, ce tour constituait l'essentiel de son gagne-pain car, malgré tous ses efforts, il n'avait pu se découvrir d'autre don magique. Il se contentait donc de tours minables pour compléter son numéro et restait un prestidigitateur de seconde zone.

Ses revenus étaient si faibles que, pour économiser sur les frais de déplacement, il avait eu l'idée d'utiliser son don : il avait fait l'acquisition de trois valises et, avant de prendre le train, il découpait sa femme en trois morceaux qu'il y logeait, en les calant confortablement avec des coussins et en assurant une ventilation satisfaisante pour la tête. Ainsi, il n'avait que le prix d'un seul billet à débourser.

C'est ce qu'il fit ce soir-là pour se rendre à 200 km de là. Mais le train était bondé, et il ne trouva pas suffisamment de place pour caser ses nombreuses valises dans le filet à bagage au-dessus des sièges. Il dut donc laisser une valise dans le casier en bout de compartiment.

Une valise qu'il ne retrouva pas une fois arrivé à destination.

Suant d'angoisse, le coeur battant, il parcourut et reparcourut mille fois tous les wagons du train. Aucune trace de sa valise, vraisemblablement dérobée par un malfaisant.

Une fois rendue à l'hôtel de la gare, il fallut bien se rendre à l'évidence : toute la partie centrale de Lucette, comprise entre les aisselles et le haut des cuisses, manquait à l'appel. Celle-ci en était d'ailleurs fort légitimement marrie. Nitro Turban, provisoirement, assembla le haut de son tronc sur ses deux jambes, afin de lui rendre une certaine mobilité. Mais évidemment, l'effet visuel n'était pas des plus heureux : imaginez un être étrange doté de quatre membres et d'une tête, mais quasiment dépourvu de tronc. Lucette, qui ressemblait ainsi plus à un personnage de mauvais dessin animé qu'à une épouse, ne pouvait pas quitter cette chambre d'hôtel, tout du moins tant qu'elle aurait cette apparence.

Les jours suivants furent emplis d'une vaine agitation. Nitro Turban sonna à toutes les portes, consulta mille services pour retrouver sa précieuse valise, mais sans résultat. La lecture attentive des journaux ne lui révéla pas d'information au sujet d'un tronc humain découvert dans une valise. Il lui paraissait désormais clair que le voleur, épouvanté par le contenu de la valise, avait dû la faire disparaître. Il ne retrouverait donc jamais le tronc de sa femme.

C'est alors qu'une idée germa dans son cerveau. Une idée folle d'abord repoussée par ses scrupules. Mais les scrupules en question furent vite bâillonnés par la sombre perspective de conserver une épouse de 1m05 dépourvue de tronc.

Et l'idée était simple : le tronc de sa femme lui avait été volé, il allait donc lui en procurer un autre.

Il mit soigneusement son plan à exécution. Il alla se poster plusieurs nuits consécutives devant un motel isolé et mal éclairé à l'autre bout de la ville, guettant les allées et venues des clients, dans l'espoir de trouver ce qu'il cherchait : une femme de morphologie similaire à celle de Lucette et plutôt bien roulée. Car Nitro Turban voulait le meilleur pour sa femme, d'autant plus qu'il serait le premier à en profiter par la suite.

Le choix du motel avait été méticuleux : celui-ci était suffisamment éloigné de son lieu de résidence actuel pour que l'on ne puisse pas remonter la piste jusqu'à lui, était mal éclairé, et disposait d'accès directs aux chambres par l'extérieur. Il ne manquait plus que la proie idéale.

Celle-ci finit par apparaître : une femme blonde d'une grande beauté, dont le teint était proche de celui de Lucette et dont les formes généreuses paraissaient plus qu'appétissantes à Nitro.

Il attendit que la nuit tombe tout à fait pour passer à l'action. Malheureusement, au moment où il s'apprêtait à le faire, il vit une silhouette se faufiler jusqu'à la chambre, frapper doucement à la porte, et pénétrer à l'intérieur. Une silhouette d'homme. Madame recevait un godelureau apparemment.

Nitro Turban décida malgré tout d'attendre. La proie était trop parfaite pour qu'il y renonçât aussi rapidement. Peut-être l'homme ne resterait-il pas ?

Les faits allaient lui donner raison : deux heures plus tard, la même silhouette sombre se découpa de nouveau dans l'embrasure de la porte, descendit l'escalier qui menait aux chambres et pénétra dans une voiture qui démarra et disparut à l'horizon.

La voie était libre ! Vérifiant la présence de son flacon de chloroforme et de son tampon de coton dans sa poche, il se dirigea d'un pas silencieux vers la chambre. L'homme en sortant n'avait pas fermé la porte à clé et la femme ne s'en était pas elle-même préoccupé, toute affairée qu'elle était à prendre une douche.

Nitro Turban repensa à la célèbre scène du film "psychose" : les yeux fermés sous le jet d'eau tiède, elle ne voyait rien de son agresseur qui approchait. Mais pas question ici de la trucider au couteau : il ne fallait pas abîmer le torse.

Elle s'endormit sans même comprendre ce qui lui arrivait. Nitro Tartin la coupa proprement en trois dans son sommeil et alla charger les morceaux dans la voiture. Chemin faisant, il se débarrassa de la tête et des jambes, soigneusement entreposées dans deux valises lestées de pierre, en les jetant dans le lac voisin. Et le coeur battant, il revint à son hôtel.

Tout se passa alors merveilleusement bien. Il recomposa sa femme à l'aide du tronc et le résultat dépassa toutes ses espérances : les jonctions étaient absolument invisibles, on eût juré qu'elle avait toujours été faite ainsi. Ainsi, c'est à dire magnifique, plus belle, plus resplendissante que jamais, doté d'un corps de rêve encore plus somptueux que son ancien corps.

Pleurant de joie, Nitro et Lucette firent longuement l'amour ce soir-là.

Et ils le firent encore et encore les jours suivants. Nitro Turban était plus follement amoureux de sa femme qu'il ne l'avait jamais été jusque-là, et celle-ci le lui rendait bien. Accessoirement, il devint également plus fou de jalousie que jamais : ils avaient repris leur spectacle et la nouvelle plastique parfaite de sa femme drainait plus que jamais les regards écarquillés des spectateurs.

Mais très vite, il apparut que Lucette attendait un heureux événement. Visiblement, les étreintes fougueuses des retrouvailles se concrétisaient par un ventre qui, peu à peu, s'arrondissait.

Nitro Turban en fut quelque peu chagriné, mais il s'efforça de voir le côté positif de la chose : au moins, les vieux lubriques tourneraient un peu moins autour de sa femme. En revanche, il dut retirer le tour de la femme coupée en morceaux de son numéro, n'osant pas le pratiquer sur une femme enceinte. Son tour de magie pour le coup en fut appauvri et eux aussi par la même occasion, les contrats finissant par se faire rares.

Et puis, vint enfin le jour de la course précipitée vers la maternité. Nitro Turban avait peu à peu finit par se faire à l'idée de cette paternité approchante. Qui sait ? Peut-être pourrait-il un jour intégrer leur fils ou leur fille dans le numéro ?

Le beau rêve éclata en mille morceaux lorsque l'on lui tendit le nourrisson : celui-ci était couleur café au lait. Nitro Turban opta pour sa part pour une couleur bien plus pâle, quasi cadavérique.

Tout se bousculait dans sa tête : sa femme au corps de rêve, tous les hommes qui lui tournaient depuis autour, les heures qu'elle passait à se pomponner avant de sortir. Il se remémorait la moindre de ses absences. Ses absences qui l'avaient tant torturé. A juste titre : elle l'avait trompé.

Il se sentit subitement traversé par une rage sourde, son corps entra en éruption, ne lui appartenait plus. Il se rua en hurlant vers le lit de Lucette et frappa, frappa, frappa. "Salope ! Salope ! Salope !"

Le personnel de l'hôpital finit par réagir : il fallut trois infirmiers pour arriver à maîtriser la bête furieuse qu'était devenu Nitro Turban. Mais trop tard : Lucette, déjà affaiblie par l'accouchement, avait succombé à l'avalanche de coups.

Nitro Turban en prit pour vingt ans de prison, vingt ans de remords.

Des remords qui auraient été plus grands encore s'il avait su que le bébé sorti du ventre de Lucette était en fait le fruit de l'accouplement de la femme blonde et de la silhouette qu'il avait aperçue en train de la rejoindre nuitament et dont l'obscurité lui avait masqué la couleur de peau. Un fruit tout juste fécondé qu'il avait dérobé, sans le savoir, en même temps que le tronc de la femme blonde. Un passager clandestin.

Mais de tout cela, il ne sut jamais rien. Un matin, un gardien découvrit qu'il avait réalisé son dernier tour durant la nuit : celui de l'homme pendu. Un tour cette fois-ci parfaitement réalisé.