Mon quartier, c'était un quartier populaire, mais pas racaille. Il y avait bien des "arsouilles", pas plus qu'ailleurs ! Il y vivait des personnages assez cocasses, zarbis parfois, des travailleurs, des ouvriers d'usine, de ceux qui ont fait les trente "glorieuses", sans le savoir qu'elles étaient glorieuses. S'ils avaient su, je pense qu'ils auraient demandé avec plus d'insistance leur part de GLOIRE et de gâteau !

Tout d'abord MA voisine ! Une femme très forte, pour ne pas dire gravos, le mètre soixante, quatre-vingt-dix kilos à l'aise, et j'te compte pas les poignées d'amour ! La mère Dubout, texto ! Même dans son comportement, je crois bien que les premiers "gros mots" que j'ai appris, je les lui dois. Ça se retient mieux que la règle de trois ou les accords du participe passé !

Elle avait un ami qui, chaque matin, avant de partir bosser, passait la voir afin de l'aider à s'habiller. Elle était coquette. Ainsi, il lui laçait son corset.

Contenir quatre-vingt-dix kilos de graisse, endiguer les fuites de saindoux, emprisonner deux loloches de dix livres chacune, à l'aise, n'était pas une mince affaire.

Ah, comme j'aurais aimé le voir, s'arc-boutant sur le lacet, un pied calé dans le bas du dos de la sylphide, ahanant, soufflant, suant, s'épongeant le front d'un revers de la main, jurant, tempêtant, la bave aux commissures des lèvres !

Et quand, après tant d'efforts, la juste récompense arrivait sous forme d'une petite phrase de remerciement : "Ça-y-est ? Ben c'est pas trop tôt, feignasse !"

Ce brave bonhomme était Alsacien. Quasiment chaque jour, elle l'injuriait copieusement. Ça commençait toujours de la même façon, un rituel, la grand-messe en quelque sorte : "Tête de boche ! Fumier ! Ordure ! Vas donc la retrouver, ta morue ! (il était marié)... et enfin l'injure suprême : "COCU !"

Toute la famille vivait là, son fils et sa bru. un jour, un petit-fils est arrivé. La harpie s'est faite miel pour le bambin, la vraie mémé gâteau, elle l'appelait : "ma bézette", va savoir d'où elle sortait ça ! Il lui arrivait de l'engueuler, ça n'était pas bien méchant, jamais plus qu'un : "fumier de lapin !"

Mais attention, il faut y mettre l'accent - parisien bien sûr - bien traînant, une harengère, Madame Angot, Madame Sans-Gêne, Arletty dans "Hôtel du Nord". J'écoutais, ça me faisait marrer, jamais ma mère ne m'a bouché les oreilles ou fait rentrer quand les bordées d'injures volaient bas.

Bon, c'était comme ça, on allait pas en faire un cake. Les jours où elle ne gueulait pas, on s'inquiétait presque, qu'est-ce qu'elle nous couve la mémé ? Elle s'rait pas malade des fois ?

Le père Henri : un petit bonhomme, toujours en "bleus de chauffe". Il se déplaçait sur un Solex, le modèle antique, kif-kif celui des curés d'antan, le truc à l'ancienne, avec le levier pour débrayer le galet lorsqu'on était à l'arrêt.

Il faisait un de ces foins ! Quand il passait, t'aurais dit l'homme orchestre : ZIM ! KLANG ! POUT ! POUT ! (j'imite bien, hein ?)

Quand il partait au boulot le matin, de bonne heure, la musette sur le dos lui battait les miches. Dans les sacoches du cyclo, la gamelle, un demi-pain de deux livres, deux ou trois réservoirs supplémentaires, mais pas du kérosène, comme les zincs, du gros bleu, pas du genre fine-gueule, du treize degrés à la tireuse, du qui te laisse des traces sur les moustaches, du qui te fait secouer l'échine quand t'en descends un guindale cul-sec, le rouquin du prolo quoi ! Vingt ans de régime de ce nectar-là et tu voyais des gaspards en maillot de mataf dans tous les coins !

Parfois, quand il rentrait le soir, le Solex penchait dangereusement, la chopine traînait dans le caniveau. Bacchus veillait, respectueux des amoureux de la dive, chacun les siens, et l'ancien n'a jamais pris une gamelle !

Il portait une "fouillasse" qui marquait l'heure. J'explique : en partant le matin, sa casquette était bien droite, pile poil dans l'axe, mais au fur et à mesure que la journée avançait, la fouillasse changeait d'position, un coup sur le coté, plus tard, en avant, quasiment sur les yeux, et puis dans la soirée, complètement en arrière, sur la nuque, elle marquait l'heure j'te dis !

Un autre qui était bien folklo, c'était notre proprio. Il crêchait dans une petite baraque en bois et en toile goudronnée, au fond de notre jardin - mais non, c'est pas la cabane de Cabrel ! Il vivait là avec sa femme, adorable, toujours le sourire, énorme, deux cent vingt livres au bas mot, quasiment impotente, mais d'une gentillesse !

Lui, son mari, grand, sec, osseux, les muscles en long, comme les araignées !

Toujours attifé de la même façon, un froc sans âge, gris, des poches aux genoux, que t'aurais dit des sacoches de vélo. Une large ceinture de flanelle, crado, ses bretelles taillées dans de vieilles chambres à air - mais si, je n'invente pas ! -, et pour finir le portrait, une casquette de gazier, cradingue comme t'imagines pas !

Il cultivait, près du canal de l'Ourcq, un petit jardin "ouvrier" comme il en existait tant autrefois. Ils ont presque tous disparus aujourd'hui, remplacés par les austères bâtiments de la préfecture de Bobigny. Amen !

Il s'en allait, chaque soir, dès l'arrivée du printemps, sur son vieux clou, la bêche, le râteau, une binette accrochés à l'aide de bouts de ficelle au cadre, devant lui, sur le porte-bagages, un seau rempli d'une partie du contenu de la tinette.

Imagine l'équipage, le vieux, dessous le vélo, les outils de jardinage et là, juste sous son pif, la tinette !

Ah, combien de fois n'ai-je rêvé qu'il se ramasse une tartine, pas méchante, sans plaies ni bosses, une main à terre, et s'étale le nez dans sa merde ! Après un dérapage pareil, à coup sûr, on l'aurait appelé : "le père la colique" ! Ça n'est jamais arrivé, comme quoi, même les prières les plus modestes ne sont pas toujours exaucées !

Voilà, c'était mon quartier, point de notaires, ni d'aristos, encore moins de ministres, habitaient ces banlieues, qui n'étaient plus la campagne mais pas encore la ville. Ça n'était plus des sentiers, pas encore des rues. Un copain, chaque soir faisait brouter ses deux chèvres sur les trottoirs garnis d'herbe, les gens élevaient encore quelques poules et lapins. La vie coulait, non pas sans soucis, car les habitants n'étaient pas bien riches, mais sans bruit, ni sonneries de téléphone, la téloche n'existait pas, nous écoutions Zappy Max sur "Radio Luxembourg".

Mon Prince, on a les voisins du temps jadis qu'on peut !