Viens là, toi, tu m'as l'air tout bizarre ! Ma mère pose sa main fraîche sur mon front, après l'avoir essuyée d'un revers sur son tablier, elle est en train de rincer une salade pour le déjeuner, oh, mais c'est bien chaud là-dessous !

Elle m'entraîne dans le salon, me fait allonger sur le divan qui sert de lit à ma soeur, je baisse ma culotte courte (pas de pantalons avant treize ou quatorze ans, et oui !), puis elle se rend dans l'armoire à pharmacie et en revient avec LE thermomètre, en verre bien sûr, garni d'un produit hyper dangereux : LE MERCURE ! Qu'est-ce qu'on vivait dangereusement !

Ah putain, on buvait du lait même pas pasteurisé, servi dans des boîtes à lait en alu, toutes cabossées après avoir servies à beugner les copains sur le chemin de la "MAGGI". Z'avez pas connu ? C'étaient des magasins B.O.F (beurre, oeufs, fromage) faisant partie d'une chaîne de magasins genre "COOP" ou "CASINO". Le beurre, à la motte, avec le bon vieux fil à couper l'beurre, la motte quant à elle, recouverte d'un tulle blanc, à cause des mouches ! On prenait soin des bêtes, fallait pas qu'elles butinent trop de matière grasse, on surveillait leur cholestérol !

Donc ma mère m'introduit le thermomètre dans le fouine et déclare de façon péremptoire : "tu le gardes une minute !" C'était LA minute, pas plus ni moins, va savoir...

La minute écoulée, elle vient retirer le mortel engin, le fait tourner entre ses doigts afin de visualiser la colonne de mercure, elle fronce les sourcils et déclare : "39,2°", qu'est-ce que t'as encore chopé, à traîner sans rien sur le cul dans la rue ! T'es rentré l'autre jour trempé comme une soupe, tu m'auras chopé la crêve !"

Bernard ! Elle interpelle mon frère aîné (trois ans de plus que moi, et entre lui et moi, ma soeur ! Tir groupé !).

Tu vas aller chez le docteut "F", tu lui diras de passer voir ton frère. S'il n'est pas là, tu inscris notre nom et notre adresse sur le calepin. "Voui m'man !" répond le grand.

Alors là, j'explique : personne n'avait de téléphone, nous sommes dans les années quarante. Personnellement, je ne l'ai eu qu'en 1973, et encore j'avais une priorité "B". Donc, quand on se rendait chez le toubib pour le prier de passer, s'il était absent, on trouvait suspendu devant sa porte, un petit carnet "spirale", un crayon pendu au bout d'une ficelle, on inscrivait son nom, son adresse, et lorsque le carabin regagnait son cabinet, il n'avait plus qu'à arracher la feuille, ainsi il tenait la liste des malades à visiter, simple et efficace !

Le docteut "F", un p'tit bonhomme rondouillard, des lunettes de myope cerclées d'or et un putain d'accent toulousain "con" à couper au couteau !

Il n'y a presque plus d'accents aujourd'hui, ou bien c'est l'uniforme et horrible "patois des cités", ou alors ça jacte comme P.P.D.A.

Il pratiquait "à l'ancienne", pas de stéthoscope, une serviette "nid d'abeilles" jetée sur le dos, l'oreille collée contre l'icelui, il écoutait : ça rrramone durrr là-dedans, une bonne brrronchiteu ! Il réclamait ensuite une queuillèrrre à soupeu, et s'en servait d'abaisse-langue, si l'éclairage s'avérait insuffisant, il fallait lui fournir une lampe de poche.

Autrement dit, il venait avec sa bite et son couteau, et encore, dans le Rasurel il ne devait pas héberger le monstre du Loch-Ness, vue la brioche de l'Esculape de banlieue !

Alors, il s'installait sur la table de la salle à manger pour rédiger l'ORDONNANCE, tout en commentant ce qu'il écrivait.

Tout d'aborrrd, une queuillérrrée à soupeu, matin et soirrr, d'un sirrrop dont je vais vous donnerrr la composition. Il était la hantise des pharmacopes ! Des préparations magistrales, même à cette époque, ça ne se faisait plus ! Un toubib du dix-neuvième siècle, une résurgence, Diafoirus, un Triceratops ! Suivaient : un suppositoirrre d'Eucalyptus, le soirrr avant le coucherrr, un enveloppement à la farrrine de moutarrrde, deux fois parrr jourrr, ah la vache il ne l'avait pas oublié le cataplasme !

Pour préparer ces putains de cataplasmes, ma mère faisait bouillir de l'eau dans une casserole puis, lentement, tout en touillant à l'aide d'une spatule de bois, elle incorporait doucement la farine de moutarde, une poudre "vert épinard", ça piquait déjà les yeux, les prémices de délices futures !

Ensuite, elle étalait cette pâte encore fumante sur une serviette "nid d'abeilles", repliait soigneusement de telle façon que la pâte ne puisse s'échapper, puis elle me l'appliquait sur la poitrine, je gueulais : "c'est trop chaud !" Si j'insistais trop, une mornifle sur le museau et le juke-box s'arrêtait miraculeusement ! Ensuite, pour empêcher le cataplasme de glisser, elle m'enveloppait la poitrine dans une grande serviette éponge, d'où l'appellation "enveloppement".

On devait garder ce carcan une demi-heure facile ! Je gueulais, pleurais, ça me brûle, j'en peux plus ! On habitait en pavillon. Si nous avions crêchés en appartement, je crois que les voisins auraient gueulé au charron... Enfin, passées ces interminables minutes, ma mère mettait fin au supplice, retirait l'objet de la torture, frottait vigoureusement ma poitrine rougie et déclarait doctement : ça va aller mieux !

Plus tard, on trouvait des cataplasmes "tout-prêt", ils portaient le doux nom de "RIGOLO", mais si, je ne sais pas quel est l'encaldossé qui avait trouvé ça, mais il aurait mérité qu'on lui carre dans l'fouine son truc, histoire qu'il apprécie le côté rigolo de l'affaire !

Dans les années quarante-cinquante, il y avait une médecine moderne certes, mais elle co-habitait encore avec des remèdes plus anciens, surtout administrés par les mamans pour soigner les petits bobos.

Les maux de gorge, badigeon au bleu de méthylène, ma mère prenait un porte-plume, entortillait soigneusement un morceau de coton hydrophile à l'extrémité de l'engin, assurait sa tenue par un fil de couturière fortement ligaturé sur le coton, puis elle trempait le tampon ainsi obtenu dans un petit flacon de verre, sur lequel était inscrit "bleu de méthylène", elle le retirait, me faisait ouvrir la bouche, plongeait le truc dans ma gorge, et badigeonnait vigoureusement. La langue, la gorge, la luette et peut-être même les amygdales (ce qu'il en restait !), tout y passait, nul endroit où les microbes malfaisants auraient pu se réfugier, rien n' échappait à la vigilance et l'efficacité maternelle !

J'avais des hauts de coeur, tu penses, des soulèvements de boyasse, des "AAARRRGGS !", des "BEURRKS !", j'appelais "RAAAOUL !", toujours miraculeusement apaisés par un : "j'vais t'coller une mornifle, si tu t'calmes pas, c'est pour ton bien !"

Alors, si c'était pour mon bien... Le plus marrant, c'est qu'après avoir été ainsi badigeonné, quand t'allais pisser, eh bien tu pissais bleu ! Une pissée de Schtroumpf ! Qu'est-ce-qu'on se marrait, on montrait ça aux potes, admiratifs qui z'étaient ! J'pissais p'têt pô le plus loin, mais j'pissais BLEU !

Quand t'avais mal aux jambes, c'était "passque" tu grandissais ! Le diagnostique était vite établit, ma mère me badigeonnait les tibias avec de la teinture d'iode, diluée toutefois, pour ne pas que ça brûle. Quand elle l'appliquait, ça sentait bizarre, une odeur un peu piquante, indéfinissable, et ça se voyait bien avec les culottes courtes, des longues zébrures marrons le long des guiboles.

Les genoux écorchés ? Le mercurochrome ! Ça devait être vachement dangereux, ça, du mercure plus du chrome ! Waouh, le mélange ! Hiroschima mon amour, j'me d'mande comment on f'sait pour ne pas crever moi ?

Alors imagine le têtard dans la strass : les guiboles de passereau, zébrées marron, les genoux couronnés, comme un pif de clown ! Pour peu que ce jour-là tu ais un p'tit mal de gorge, badigeon et tout le toutim, tu pisses bleu ! Alors là, t'es le KING, le quincailler du coin, avec ses pots d' peintures à la con, il peut aller s'faire coller, le mec "arc-en-ciel", c'est ma pomme !

Quant aux maux de tête, on disait pô céphalées tu penses, j'ai mal au crâne, c'est tout, le remède miracle, la panacée, le guérit-tout, c'était L'ASPIRINE, une boîte en carton parallélépipédique,vert clair, et dessinée dessus, une jeune infirmière "à l'ancienne", tablier blanc jusqu'aux chevilles, sur la tête un bonnet blanc également, et une superbe croix rouge, au milieu du front. Dans sa main, un petit comprimé qu'elle s'apprête à laisser tomber dans un verre d'eau.

C'était les aspirines "usine du Rhône", vous avez connu ? Les comprimés étaient emballés par vingt, à la façon des pièces de monnaie, dans du "papier à chocolat", on ne disait pas papier alu, cinq ou six de ces rouleaux garnissaient la boîte. Nous, pour rigoler, on disait :"l'aspirhone des bouches d'urine", on faisait des contrepèteries, comme Monsieur Jourdain de la prose, sans le savoir !

Mal au bide ? Des granulés, dans des boîtes en fer blanc, peintes, sur lesquelles étaient inscrit "charbon actif" puis la marque. Il s'agissait de charbon végétal, moi je pensais que c'était du "vrai" charbon, genre anthracite ! Une cuillérée à soupe, c'était la bonne dose, pas trop dégueu, un peu sucré, un étouffe Chrétien tout de même ! Du mal à les mâcher un peu secos, ils te faisaient la bouche et la langue toute noire, alors je poursuivais ma frangine pour l'embrasser, non pas un élan de tendresse, mais pour lui laisser une trace bien noire sur la joue !

Et les suppos à l'Eucalyptus ? Quand on toussait, ma mère nous allongeait, nous écartait les fesses, moi avec mes miches de rossignol, c'était vite fait, elle se paumait pas dans les fossettes, et PAN dans la lune disait-elle en riant !

Après ça, quand t'envoyais une caisse, c'était l'Australie, les forêts d'Eucalyptus, les gentils koalas qui s'invitaient dans la piaule, le frangin gueulait, on partageait le même grand lit, un ramponneau, un "espèce de dégueulasse, tu pues !", ça ne gênait même pas le chien qui dormait avec nous au pied du lit, mais attention, sous les draps ! Ma mère râlait bien un peu, mollement, comme ça pour la forme, le chien mouftait pas, il continuait sa roupille peinard !

Les cutis à l'école, j'craignais pas trop, mais les piqûres, AIE, AIE, AIE ! Quand par malheur il fallait y passer, on se rendait "au" pharmacien. Son assistant, un vendeur en pharmacie, était aussi infirmier, il se déplaçait sur un vieux clou, sa sacoche pendait au tube supérieur du cadre, le rabat passé autour de ce tube, les boucles refermées, et voilà ! Bien sûr, des pinces à vélo complétaient l'équipement.

Il sonnait, on le faisait entrer, tout le monde le connaissait, un familier. Ma mère préparait une casserole remplie d'eau, l'infirmier y déposait sa seringue ainsi que l'aiguille, avec embout en laiton. On attendait l'ébullition en parlant du temps, des prix qui montent, la baguette à quinze francs (des anciens ! deux centimes d'euro !). Quand l'eau bouillait, il attendait encore un peu, juste pour achever ces endoffés (re-belote Manou) de microbes récalcitrants !

Ah putain, l'asepsie ! Les mesures prophylactiques ! Tu t'rends compte, aujourd'hui, on sert les mômes dans les cantoches avec des gants ! Mais oui ! On avait peur de rien, rien ne nous faisait peur, la même aiguille pour tout le monde !

Il cassait l'ampoule, remplissait la seringue, tu t'allongeais sur le ventre, un p'tit coup de coton trempé dans l'alcool, à peine tu sentais la piqûouse, c'était fini ! Il était adroit le bougre, je le reconnais, plus de peur que de mal.

Un p'tit cor au pied ? Pommade "Cochon" ! Si,si, ça ne s'invente pas un truc pareil ! On achetait cette pommade sur le marché, elle était vendue dans une petite boîte ronde, en bois, du genre boîte de camembert, en beaucoup, beaucoup plus petit, on étalait un peu de cette pâte sur le cor, un petit sparadrap par-dessus, laisser agir, renouveler l'opération plusieurs fois et, miracle, le cor se ratatinait et finissait par disparaitre !

Un p'tit coup d'mou ? Une tite faiblesse ? Le remède miracle : l'huile de foie de morue, je vois vos tronches ! Vous avez connu vous aussi ? Il fallait me pincer l'pif, pour me faire avaler cette daube ! C'était huileux, ça renaudait le poiscaille, BEURK ! Après le chocolat du matin, tu parles d'une purge ! J'connais un putois, qui est crevé après avoir bu de cette saloperie !

Atchoum ! Un rhume, même carabiné ? Eh bien une "bonne inhalation", j'vais t'faire transpirer un bon coup, et demain il n'y paraîtra plus ! Ma mère sortait l'HINALATEUR, un engin en tôle émaillée, tout blanc, composé de deux parties : la partie inférieure destinée à recevoir l'eau bouillante, additionnée du produit "miracle", un liquide marron, dans un petit flacon de verre, on en versait très peu, dans l'eau frémissante, aussitôt une odeur de réglisse, caramel, anis, se répandait dans la pièce. Alors, très vite, on plaçait la partie supérieure, à son sommet, elle était rétrécie, et s'ajustait parfaitement au visage, fallait pas attendre, tout de suite "inhaler les bienfaisantes vapeurs" ! C'était très chaud, ça piquait le pif et les yeux ! Ça faisait tousser ! Ne pas se retirer de l'engin de torture, sinon l'engueulade !

Le supplice durait bien un quart d'heure, ensuite, au lit, couvert par les soins maternels comme t'imagines pas, gros pyjama, deux couvertures, édredon ! Tu transpirais comme une vache, mais ne pas bouger ! Et quand t'avais perdu pas mal de flotte, elle te déshabillait complètement, te sêchait, changeait le pyjama, un bisou, une bonne nuit, le lendemain ça allait beaucoup mieux, alors : ECOLE !

Ainsi passaient les jours, de p'tits bobos en p'tites toux, pas bien grave tout ça ! Un p'tit pansement, une tite tisane, un bisou, pour sêcher les larmes, et hop le sirop de la rue, celui qui guérit TOUT !