Il faut dire que les parents de Sidoine, ultra-conservateurs, ultra-catholiques et ultra-névrotiques, ne lui avaient, durant son enfance, jamais laissé la bride sur le cou, le maintenant sévèrement encoconné dans une gangue poisseuse de rigueur et de préceptes moraux et le modelant jusqu'à en faire un être mou au regard craintif et niaiseux.

Sidoine n'avait ainsi jamais eu une seconde de réelle liberté de toute sa vie, habillé de culottes courtes jusqu'à l'âge de onze ans, accompagné par sa mère à l'école maternelle, à l'école primaire, au collège, au lycée (tous privés et catholiques, cela va de soi), interdit de sorties, accusé, dès qu'il esquissait un vague geste de rébellion, d'ingratitude envers ses pauvres parents qui avaient tout sacrifié pour lui... Le germe de la vie s'était peu à peu flétri en lui, qui s'était recroquevillé dans une passivité quasi minérale.

Et puis, un jour, après qu'il eût par deux fois raté son baccalauréat et renoncé à toute velléité de réussir dans les études, l'armée se rappela à son bon souvenir. Il quitta le carcan familial pour la première fois, au grand désespoir de ses parents-sangsues qui avaient pourtant tout tenté pour qu'il soit réformé.

Sidoine partit avec des quintaux de crainte sur les épaules, désemparé par cet étrange sentiment de ne plus être chaperonné en permanence.

Et il s'y fit bien, très bien même. Il était logé, nourri, et les caporaux qui lui aboyaient dessus lui paraissaient des êtres tout en finesse et en délicatesse comparés à ses parents. Il savourait même de doux moments de liberté de-ci de-là - il n'aurait jamais cru cela possible ! - et retrouva le goût du rire avec ses camarades de chambrée, rire certes parfois un peu crispé car il était le gentil souffre-douleur du lot, mais rire quand même.

C'est donc dans ce contexte que Sidoine but un soir ses première gorgées d'alcool, un peu de whisky qu'un de ses camarades avait planqué dans son barda et qu'il faisait tourner dans la chambrée. La brûlure à la gorge fut immédiate, Sidoine s'empourpra et se mit à tousser sans fin. Bien évidemment, les lazzis fusèrent pour se moquer de ce moineau tombé du nid qui décidément ne connaissait rien de la vie. Sidoine s'endormit ce soir-là dans un état mi-comateux, mi-nauséeux.

Et, le lendemain, quand il se rendit aux toilettes pour soulager sa vessie, ses yeux effarés virent s'écouler un liquide rougeâtre dans l'urinoir.

Sidoine en resta pétrifié d'effroi. Il fit le lien immédiatement avec sa prise d'alcool de la veille, peut-être était-ce normal d'uriner rouge après avoir bu ? Personne ne lui avait jamais dit : on ne buvait pas d'alcool à la maison. Son tempérament timoré l'incita donc à ne rien dire, son urine reprendrait sûrement une coloration normale s'il ne buvait plus d'alcool.

Mais ce ne fut pas le cas.

Sidoine essaya d'analyser posément le phénomène. Il finit un jour par uriner dans un verre, qu'il renifla prudemment. Le liquide rougeâtre exhalait une senteur étrange, mais pas désagréable du tout, bien au contraire.

Le verre à la main, il alla rejoindre sa chambrée. Il devait en avoir le coeur net.

- Eh, Julien, sais-tu ce que c'est que ça ?
- Ça ? Mais ça ressemble à un verre de pinard ! Où est-ce que t'as eu ça, mon salaud ? Allez, sois pas chien, laisse-moi goûter !
- Mais...

Avant que Sidoine ait pu dire quoi que ce soit, son camarade avait goulûment avalé une gorgée de son urine.

- Mmmmm, c'est du bon ! Punaise, Sidoine, d'où est-ce que tu sors un pinard de première comme ça ?
- Heu... bin...
- Allez, sois pas rat, si t'as un filon, fais-en profiter la chambrée, hein !
- C'est que...
- A boire, Sidoine ! A boire, Sidoine ! A boire !
- Mais... heu... ce liquide, c'est ce que je pisse et...
- Hein ? Quoi ? Tu veux nous faire croire que tu pisses du pinard ?

L'éclat de rire fut général et Sidoine, de plus en plus mal à l'aise, se ratatina encore plus sur lui-même.

- Bin... oui, depuis quelques jours !
- Sacré Lacaillasse ! Ça, il va falloir nous le prouver, tu vas pisser devant nous !

Le malheureux Sidoine finit par s'exécuter non sans mal et sans gêne, après avoir ingurgité près d'un litre d'eau pour accélérer sa miction.

Mais quand son urine rougeâtre s'écoula dans le verre, un grand silence se fit.

- Bin merde alors ! C'était pas des conneries ! Il pisse du vin !

Un enthousiasme délirant gagna peu à peu la chambrée : le premier instant de réticence passé, chacun voulut goûter la production rénale de Sidoine. Et chacun voulut vite y regoûter tant cela était doux au palais.

Sidoine, sous la pression de ses camarades, devait boire et boire encore des litres d'eau. Et ce fut vite la beuverie : quelques bouteilles d'alcool supplémentaires jaillirent des bardas pour assurer un complément à la production vinicole de Sidoine, les gorges étonnèrent des chants grivois, les yeux se brouillèrent dans les effluves alcoolisés. Les troufions, sous l'emprise de l'alcool, buvaient à même le goulot et l'un d'eux, plus éméché que les autres, se mit se boire à même le...

C'est à cet instant que l'adjudant-chef Cravachon, alerté par les beuglements, ouvrit brutalement la porte et resta bouche bée. Devant ses yeux ébahis, des hommes gisaient à demi inconscients dans leur vomi et surtout... surtout, il y avait l'abomination : au milieu de cette orgie, un des soldats qui faisait une gâterie buccale à un autre !

Celui-ci eut beau expliquer que ce n'était pas ce que les apparences pouvaient laisser croire, qu'il était juste en train de boire, l'adjudant-chef Cravachon fit mettre la chambrée au gnouf sur l'heure.

L'affaire fit grand scandale au sein de l'état-major mais fut vite étouffée : après plusieurs semaines passées au trou, les soldats incriminés furent affectés à différents bataillons disciplinaires.


Sidoine retint la leçon : il décida dès lors de cacher son don et n'en parler à personne, ce qu'il fit scrupuleusement. Il évita les urinoirs et leur préféra les toilettes fermées. Et même quand, des années plus tard, il se mit en ménage, il n'en dit pas un mot à sa compagne.

Celle-ci se trouva bientôt dans une situation que l'on qualifie généralement d'intéressante.

Et vint le jour de l'accouchement. La sage-femme vint prévenir Sidoine (qui, trop émotif, avait préféré ne pas y assister) que son fils était né. Il se précipita, le coeur battant et découvrit un magnifique nouveau-né.

Mais il eut un choc : son corps, en plusieurs endroits, était coloré de rouge par plaques.

- Mais... mais... qu'est-ce que c'est que cela ?
- Oh, il ne faut surtout pas vous inquiéter, c'est un peu disgrâcieux mais ça n'a rien de grave, lui répondit la sage-femme, ce sont des choses qui arrivent parfois, votre bébé a quelques tâches de vin...