Fumeroles de vapeur échappées du plat de dinde aux marrons, au milieu de la table. Les assiettes se tendent. On se sert. On mange. On discute. Dans le coin du salon, là-bas, une guirlande multicolore clignote sur le vieux sapin synthétique qui doit en être à son quarantième Noël.

Bertillon mâche consciencieusement une bouchée de volaille, le regard perdu. Il a comme du vague à l'âme. Ou plutôt aux tripes. Oui, c'est ça, un spleen, une mélancolie souterraine qui le ronge là, aux plus profond de son être. Il se force à manger. A parler. A sourire même. A être dans l'humeur d'un réveillon. Mais il n'y est pas. Car il devine que certains autour de la table ne seront peut-être plus là l'an prochain.

Ses yeux passent de l'un à l'autre.

Son père. Si vieilli, si usé, si ridé qu'on eût dit une caricature monstrueuse du bel homme énergique qu'il fut naguère. Parlant avec peine. Les mains couvertes de tâches brunâtres et percluses de rhumatismes. Déglutissant difficilement. Son père si plein d'ardeur au travail autrefois... Hélas, cela faisait déjà si longtemps qu'avait commencé la dégringolade, si longtemps. Il lui suffisait de regarder la tapisserie aux murs du salon : elle avait près de quinze ans. Depuis, la vie de son père s'était peu à peu recroquevillée sur elle-même. Et Bertillon sentait que son père en peau de chagrin ne serait sûrement plus là pour fêter Noël dans la vieille maison familiale l'an prochain.

Sa mère. La mater dolorosa. Grimaçant sous la douleur de ses articulations, les cartilages usés, consumés de s'être trop dépensée. Sa mère qui a veillé sur ses jeux d'enfant dans cette maison comme elle veille aujourd'hui sur le père diminué, son ultime enfant, son ultime bébé, prêt à naître à la mort. Elle lui paraît si fragile désormais. Et les statistiques sont si froides, qui pointent implacablement la surmortalité chez les personnes âgées dans l'année qui suit un deuil. Si son père vient à disparaître, sa mère le supportera-t-elle ? De combien de pas le suivra-t-elle dans la tombe ? Bertillon frémit. Ses deux parents seront peut-être tous deux absents l'an prochain.

Sa soeur. Qui essaie de sourire en permanence mais qui n'arrive pas à masquer le voile de douleur et d'amertume qui lui voile la commissure des lèvres. Qui, trente ans plus tôt, attendait le Prince charmant. Et qui vit avec un gros lourd égoïste depuis vingt ans. Sa soeur qui boit, qui fume, qui se détruit discrètement. Qu'un cancer a commencé à grignoter il y a deux ans. Bertillon l'observe du coin de l'oeil. Par deux ou trois fois, alors que l'attention de la tablée n'était pas focalisée sur elle, il a cru déceler un rictus de souffrance sur son visage, comme venu du fin fond de sa tripaille. Le crabe aurait-il repris sa marche ? Et si sa soeur, elle aussi, venait à manquer à l'appel au prochain Noël ?

Sa nièce. Le même terreau à douleur que sa mère. Une môme complexée, souffreteuse, renfermée, qui s'emmuraille derrière la barrière de ses cheveux. Bertillon a toujours eu un mauvais pressentiment : elle sourit si peu, semble toujours ailleurs, il la devine dépressive et sent le suicide ou la drogue tout proches. Et ses parents qui ne veulent rien voir, entre une mère elle-même dépressive et un père décidément trop con.

Son beauf, justement. Le seul qu'il ne regretterait pas beaucoup autour de la table, mais aussi le seul dont la santé est éclatante. Un gros con, un trou à Castelvin qui boit, qui boit, qui boit. Non pour oublier un quelconque malheur, mais juste pour faire celui des autres. Le seul qui sera assurément là l'an prochain. A moins que, avec tout ce pinard en permanence dans ses veines, il ne finisse un jour par se viander en voiture...

Le coeur n'y est qu'à moitié. Bertillon ferme les yeux et se remémore les réveillons d'antan, plus festifs, plus gais, plus insouciants surtout. Depuis plusieurs jours, il n'arrive plus à penser à autre chose qu'au fait que c'est peut-être le dernier réveillon qui les réunit tous et que, l'an prochain,... Son regard erre sur les murs du salon qui ont vu son enfance et tant de bonheurs aujourd'hui si loin, si loin.

Onze heures trente. Bertillon se lève de table.

- Laisse, Maman, reste assise, c'est moi qui vais chercher la bûche !

Il revint quelques instants plus tard avec un plateau sur lequel trônait une pâtisserie industrielle achetée par sa mère au supermarché du coin.

- Tu ne prends pas de bûche, Bertillon ?
- Non, Maman, j'ai trop mangé, je fais une petite pause...

Ce fut sa nièce, la plus frêle de constitution, qui piqua du nez la première dans son assiette. Puis son père, sa soeur, sa mère, son beauf.

Bertillon repartit vers la cuisine, prit la boîte de somnifère vide et la jeta dans la poubelle. Puis il alla dans la remise. Il en revint avec la vieille carabine du père et une poignée de cartouches dans sa poche. Six cartouches exactement : une pour chacun et la dernière pour lui. Il arma le fusil et s'approcha de la table où tout le monde dormait.

Il n'avait plus aucune angoisse pour le prochain réveillon.