Le médecin de bord s'était lassé des scarifications et autres lésions qu'il s'auto-infligeait depuis des mois pour les faire admirer à tous et il avait eu l'envie de revivre un des plus beaux émois de sa vie : celui du jour où, sur la planète Terre, il avait été agressé et blessé par un pécari. Mais, hélas, pas de pécari à bord !

Le docteur Scoot s'était alors souvenu que le capitaine Saoul-Fifre avait emmené toute une basse-cour avec lui, dont quelques solides représentants de la race porcine. Il se rendit donc nuitamment dans la soute du Blogborygmus et pénétra dans l'enclos d'un énorme cochon, avec l'espoir que celui-ci lui infligerait de belles blessures.

Pour son malheur, le docteur Scoot fut exaucé bien au-delà de ses souhaits : le bestiau était dans un tel état de rut frénétique et incontrôlable qu'il se jeta sauvagement sur le médecin et essaya de lui faire son affaire. Mais vous connaissez les cochons : la délicatesse, les tendres préliminaires, ce n'est pas leur point fort ! Dans son excitation et son désir de grimper sur son visiteur, la bête, qui faisait ses deux quintaux et demi, piétina le docteur Scoot et lui défonça la cage thoracique en même temps qu'une autre partie de son anatomie.

Peut-être aurait-il pu alors être encore sauvé, mais la folle agitation du porc fut telle que le compartiment n°4 de la soute, dans lequel se trouvait l'enclos, finit par se désarrimer du vaisseau et partit à jamais à la dérive dans l'espace infini.

Inutile de préciser que le drame émut au plus haut point Saoul-Fifre.

- Quel malheur ! Oh, mais quel malheur ! C'est affreux, épouvantable ! C'est vraiment terrible, ce qui vient d'arriver !
- Oui Capitaine ! Mais n'est-ce point le sort qui peut frapper à tout instant les aventuriers du XXVIème siècle que nous sommes ? Le docteur Scoot, dans le fond, n'aurait-il pas rêvé de mourir ainsi, en héros de la Fédération intergalactique ?
- Qui te parle de Scoot, TanTan ? Je causais de mon cochon ! Six mois que je l'engraisse avec amour, et voilà que je le perds deux jours avant d'en faire de la charcutaille ! J'avais déjà aiguisé les couteaux et tout préparé pour le saigner ! Pfff... Heureusement que j'ai une truie qui vient de mettre bas !

Les épaules du Lieutenant Taanb-Ouhrin s'affaissèrent encore un peu : le Capitaine restait pour lui un sorte d'alien, un objet commandant non identifié, un être grossier, incapable et déconcertant dont il ne comprendrait jamais la logique interne.

Il n'eut toutefois pas le temps de philosopher plus avant sur la grandeur et la décadence de la Marine intergalactique fédérale, car le caporal Andy Amo, au sortir d'une de ses somnolences coutumières, poussa un cri.

- Là ! Là ! Hegarbez zur l'éfgran ! Uhe bfoide de gonfzerfe !
- Hein ? Pardon, Caporal ?

Le caporal plongea la main dans le pot de peinture oublié là par la Poule et dans lequel son dentier venait malencontreusement de choir. Il le remit dans sa bouche sans même prendre le temps de le nettoyer, ce qui lui fit une jolie dentition violette du plus bel effet.

- Je disais : là, sur l'écran ! Une boîte de conserve !
- Une boîte de... ? Mais non ! Ça alors ! Mettez vos lunettes, Caporal ! Vous verrez mieux de quoi il s'agit vraiment ! C'est...

Le caporal enfila sur son nez la paire de hublots de sous-marin atomique qui lui tenait lieu de lunettes et s'exclama :

- ... une navette de livraison de chez "C'est leste in" !

Une lueur ardente venait de s'allumer dans les yeux du caporal en même temps qu'un filet de bave apparaissait à la commissure de ses lèvres.

- C'est leste in ? Heu... oui, en effet, je vois bien qu'il s'agit d'une sorte de petite navette, qu'il y a inscrit "C'est leste in" en grosses lettres roses dessus, mais j'ignore de quoi il retourne.
- Vous connaissez pas "C'est leste in", Lieutenant ? C'est le leader intergalactique sur le marché des gadgets sexuels depuis plus d'un siècle !
- Ah ? Si vous le dites...

La chose laissait visiblement Taanb-Ouhrin beaucoup plus de marbre que le caporal qui semblait tout à coup plus passionné par son travail qu'il ne l'avait jamais été. Pour le lieutenant, seul le fait d'avoir trouvé un vaisseau - fut-ce une simple navette de livraison - de la Fédération importait : cela voulait peut-être dire que leur longue errance allait prendre fin et qu'il serait bientôt affecté sur un autre vaisseau, à des milliards de parsecs de cet équipage de bras cassés et de son improbable capitaine !

Hélas, il lui fallut bien vite déchanter : aucune présence humaine ne fut détectée à bord de la navette. celle-ci avait dû se désarrimer d'un quai de livraison sous l'effet des vents cosmiques et dérivait depuis sans doute plusieurs années dans l'espace. Impossible donc d'en tirer le moindre indice sur le cap à suivre pour retrouver la civilisation.

L'abattement croissant du lieutenant était inversement proportionnel à l'excitation de plus en plus visible du caporal Andy Amo.

Dès que l'épave de la navette fut remorquée dans la soute, il s'y précipita (en oubliant même au passage son déambulateur) pour vite en inspecter le contenu. Il trépigna de joie quand il découvrit à l'intérieur deux caisses griffées "C'est leste in".

La première lui causa toutefois une vive déception : elle contenait un lot de revues pornographiques. Non que le caporal soit allergique à ce genre de revues - bien au contraire ! - mais il s'agissait d'une édition destinée au marché klujkien. Et, autant le dire tout de suite, les canons de beauté de la planète Klujk ne coïncidaient pas exactement avec ceux du caporal, puisque les pin-ups photographiées sous toutes les coutures présentaient l'aspect d'un vague patatoïde chevelu de couleur caca d'oie.

Heureusement pour Andy Amo, il y avait une seconde caisse, beaucoup plus volumineuse. Et là, ce fut comme s'il touchait le jackpot !

- Une geishadroïde ! C'est uhe geifatroïte de zez "Z'est lefte in" !

Son émotion était telle qu'il en avait de nouveau perdu son dentier violet en cours de phrase.

Le lieutenant Taanb-Ouhrin était loin de partager son enthousiasme. La geishadroïde avait une allure humanoïde et indéniablement féminine certes, mais il ne voyait pas en quoi il y avait de quoi s'enthousiasmer de la sorte.

- Oui. Et ?...

Le caporal Andy Amo remit son dentier violet en place dans sa bouche.

- Et alors, Lieutenant, j'ai déjà testé ce genre de droïde il y a quatre-vingt ans, quand j'étais jeune, et je peux vous dire que... ouaouh ! C'est trop de la balle !
- De la balle ?
- Oui, Lieutenant, c'est... comment dire... une androïde qui permet de réaliser tous ses fantasmes, et même d'en découvrir de nouveaux ! Vite, mon stock de viagra ! Où est-ce que j'ai bien pu le ranger ?

Le lieutenant était atterré. Entre un capitaine bouseux et rustre, une Poule monomaniaque du bricolage et un vieux caporal lubrique, il commençait à être convaincu que le Blogborygmus était définitivement fichu.

Le seul effet positif des derniers événements étaient néanmoins que la caporal Andy Amo semblait avoir retrouvé une seconde jeunesse : il s'activait pour transporter la droïde en salle des machines puis, chose faite, il se mit à chercher à tâtons son vestiaire. En contrepartie, effet négatif : il ne l'avait jamais vu baver autant ! Ce n'était plus un filet de bave qui lui pendait à la lèvre, c'était un vrai torrent !

Quand le caporal trouva enfin la bonne porte, il l'ouvrit et se mit à fouiller fébrilement sur les étagères, porta la main à sa bouche et se mit à mastiquer de ses dents violacées.

- C'est étrange : ces pilules de viagra ont un goût de patate !?
- C'est normal, Caporal : ce sont des épluchures de pommes de terre que vous avez entre les mains !
- Des épluchures de pommes de terre ? Mais non, je les ai données hier aux coch... heu... mais alors... si je n'ai pas donné les épluchures à manger aux cochons du capitaine, qu'est-ce que j'ai bien pu leur donner ?

Les épaules du Lieutenant s'affaissèrent encore d'un degré. Il avait compris.

- Et où sont passées mes pilules de viagra ?

Le caporal n'avait en revanche pas encore compris.

Le lieutenant soupira : il allait devoir déployer des trésors de d'inventivité (ce qui n'était pas la qualité première des Strictéraides) pour rédiger un rapport sur la perte du docteur Scoot sans que l'image de l'équipage en ressorte encore plus écornée !

Pendant ce temps, le caporal Andy Amo, aidé de la Poule (car il avait du mal à lire les petits caractères - les gros aussi, d'ailleurs), avait déchiffré les consignes de mises en route dans le manuel d'utilisation.

- Cot cot cot cot !
- Ok ma Poule, j'enlève le film plastique !
- Cot cot cot cot !
- D'accord : j'insère une pile atomique LR99 dans le compartiment prévu à cet effet !
- Cot cot cot cot !
- Capito ! Je branche le cordon USB14 sur l'ordinateur de bord pour charger le dernier driver sur la droïde !

Le lieutenant eut soudain un mauvais pressentiment.

- Heu... Caporal, à votre place, j'y réfléchirait à deux fois, vu que...
- Vu que quoi, Lieutenant ? répondit Andy Amo en enfonçant la fiche du cordon sur la face avant de la console de commande de l'ordinateur central.


> system transfer... à cheval !

> salut tout le monde ! ça va... à défaut de revenir ?

> lol

Le lieutenant était effondré.

- Parce que l'ordinateur central n'est pas vraiment fiable, Caporal...

Mais il était trop tard : la droïde était activée.

Taanb-Ouhrin retint à grand peine son envie de fondre en larmes : voilà que l'équipage s'enrichissait d'une nouvelle unité, et quelle unité : l'ordinateur central complètement fou et désormais doté de facultés de mouvement et d'action ! Voilà qui promettait bien du plaisir pour la suite du voyage... mais pas le genre de plaisir qu'escomptait le caporal Andy Amo !

Le Capitaine Saoul-Fifre se chargea de le consoler à sa façon :

- Bah, te fais pas de mouron, Tantan ! Dis-toi qu'au moins elle ne bouffera rien d'autre qu'un peu d'énergie, ça laissera notre part de boudin et de rillettes intacte !

Le lieutenant, plus accablé que jamais, tira sur le starter de ses prothèses à vapeur pour en démarrer le moteur thermique.

Crrrrrr... Tchffff... Blam !
Crrrrrr... Tchffff... Blam !
Crrrrrr... Tchffff... Blam !

- Je vous prie de bien vouloir m'excuser, Capitaine, mais j'ai subitement besoin de repos... Je vais me retirer dans ma cabine !


> poil à la...

Crrrrrr... Tchffff... Blam !

Le bruit des prothèses avait couvert la fin de la phrase de la droïde C'est-leste-in, mais le lieutenant se dit que c'était sûrement préférable.

Et le moral aussi plat que sa face, il quitta la salle de commande dans le hurlement mécanique de ses jambes artificielles.