Le temps s'enfuit, le pleutre. Drôle d'expression. De quoi, de qui peut bien avoir peur le temps ?

De ne pas avoir le temps ?
De la vitesse, qui pourrait le raccourcir, selon Einstein ?
De se faire remonter par une machine ?
Que l'on colporte des légendes sur ses siècles ?
Que les couleurs du passé "passent" au soleil et tournent sépia ?
Que le magazine Actuel soit mort de trop d'anachronisme ?
De ce chien grondant après son kros nosse ?

De tous ces fugitifs fugaces et fébriles qui le talonnent sans se douter une seconde que le temps ne se rattrape pas.

Non, le temps ne craint rien. Ni de se faire dépasser, ni de se faire étaler d'un croche-pied dans la poussière, son pas est sûr, solide, et toutes nos petites agitations zélées, nos fougues, nos soi-disant urgences, ne lui tirent qu'un demi-sourire ironique.

Ce temps qui fuyait comme du sable sec et fin, de doigts écartés, n'était que la métaphore de ma propre fuite, faisant suite et corps à celle de mes parents. Nous avons fui la ferme trop isolée pour le village, le village pour la ville, la ville pour le village, le village pour le bâteau, un continent pour un autre, qu'on nous disait le nôtre, mais que nous n'avions jamais vu, de mémoire d'ancêtres, et où personne ne nous a reconnu.

Nous avons fui la mort, tout en sachant pertinemment qu'on ne lui échappe pas, que, sans hâter le pas, elle ramène son épaule à votre épaule et que son calme vous gagne, à jamais.

Peu importait. La mort ne s'attend pas bras ballants. Tant que je me sentais bouillonner d'un peu de vie, je filais dans mes nuages, me cacher au delà de l'horizon, derrière la courbure de la terre. Mes démons à mes trousses, j'avais beau les prendre à contre-pied, m'en ébrouer, ils me serraient en ricanant, m'obligeant à repartir, précipiter l'allure, sans reprendre haleine...

Je faisais tout avec brusquerie, dans la boulimie. Avec l'impatience d'arriver au bout du tunnel avant que le train ne te roule dessus, de préférence ? Je mordais dans le présent sans retenue, je courrais en tous sens, quadrillant les possibles, avec en tous lieux ces formes haineuses du passé qui s'agrippaient à mes paupières et me criaient :

- "Cours, cours, devant est autre chose, devant est différent, pédale de toutes tes forces : le pire est déjà advenu."

Et puis les battements de mon cœur, rythmés par le tempo furioso de mes pas, me firent m'accrocher à ce rocher.

Et j'y appris patiemment que le temps pouvait être immobile.

Enfin : presque immobile...