Heureusement que je suis là pour combler les trous que la modestie de Tant-Bourrin perfore dans la liste de ses écrits. Car il ne vous laisse pas tout lire, le bougre, pour d'obscures raisons toutes plus tirées par les poils les unes que les autres.

Ainsi suis-je tombé l'autre jour sur une "adoption" qu'il avait faite du style flamboyant et grave de Richard Millet. Non pas un pastiche, mais une vraie reécriture, avec les propres thèmes de notre TB. D'accord, l'emploi du "nous", les longues phrases semblant ne pas vouloir finir, la perfection linguistique caractérisent bien le Millet de "La gloire des Pythres" mais les idées développées et l'expérience racontée sont bien celles de mon co-blogueur.

Il a gagné durement le droit d'en parler et il avait le talent pour ce faire.

Nous avions oublié depuis longtemps l'odeur entêtante, insidieuse, qui rampait jadis dans les rues, s'infiltrait sous nos portes pourtant closes et renvoyait chacun à sa pauvre animalité éphémère, à la noirceur qui envahissait les faces sur laquelle se creusaient bientôt de dérisoires sourires grimaçants, dernière convulsion de chair desséchée avant que ne se refermassent les couvercles de bois sur ceux qui furent comme nous, cette odeur qui rendait humble ou fou, et que nos pères, les oubliés du temps, sur les rives de la Vézère ou d'ailleurs, s'obstinaient à vouloir masquer sans jamais y parvenir, sans pouvoir empêcher que l'odeur ne triomphe, n'imprègne jusqu'au moindre de leur pore, même caché sous d'épaisses étoffes, et ne fît son lit dans les maisons, les chambres, les têtes.

Nous avions donc oublié l'odeur et son existence même, nous, que le temps n'oubliait plus dans nos grands-villes, perchés dans nos verticalités de béton qui nous arrachaient du sol et nous tenaient à distance de cette glaise dont nous ne voulions plus, mettant dans nos empilements tout notre orgueil et notre fierté, y voyant enfin le signe et le symbole de notre changement de statut sur terre : nous n'étions plus des animaux, nous nous sentions déjà presque dieux. Le temps ne nous oubliait plus, puisque nous étions à sa pointe, les écrans cathodiques se multipliaient autour de nous et nous renvoyaient l'image de notre vie telle que nous voulions la voir, celle d'une vie high-tech, toute en loisirs et en confort, en jeunesse et en beauté, celle de la plénitude enfin. Le temps ne nous oubliait plus mais nous voulions oublier le temps, nous qui cachions nos morts dans des funérariums, eux-mêmes cachés dans nos villes, qui ne les lavions plus, ne les habillions plus, ne regardions plus leur visage se creuser d'un dernier sourire grotesque, nous qui les abandonnions aux mains de fonctionnaires de la mort, les enfermions dans des tiroirs réfrigérés pour conserver leur chair intacte et ne point sentir l'odeur jusqu'à l'heure de les confier à la terre, nous donnant ainsi à croire jusqu'au dernier instant que nos morts étaient simplement assoupis et que notre propre chair resterait à jamais préservée des vers. Nous avions chassé jusqu'à l'idée de la mort de nos têtes, sans voir que nos têtes étaient déjà mortes elles-mêmes.