Spartacuître
Par Tant-Bourrin, lundi 23 avril 2007 à 00:11 :: Jus de cervelle :: #679 :: rss
C'est au cours d'un repas bien arrosé entre amis que tout commença. Un immense plateau de fruits de mer, dans lequel s'entremêlaient huîtres, coques, bulots et crevettes, trônait au milieu de la table. Et ça riait, et ça plaisantait, et ça se tapait sur le ventre tout en se baffrant entre deux gorgées de vin.
Et c'est alors qu'un des convives prit une huître dans le plat. Rien d'extraordinaire à cela, me direz-vous : n'en avait-il pas déjà englouti près d'une douzaine ? Certes, mais celle-ci n'était pas n'importe quelle huître : il s'agissait de Spartacuître, un mollusque doté d'une forte personnalité (qu'on aurait même pu qualifier de forte tête s'il en avait eu une), en révolte permanente contre les injustice depuis sa prime enfance, alors même qu'il n'était que naissain.
Spartacuître poussa un cri de douleur lorsqu'il reçut du jus de citron dans les yeux - évidemment, l'homme n'en perçut rien, tant il est vrai que l'ouie humaine n'est pas vraiment apte à percevoir les cris d'huître - et, recouvrant enfin son champ de vision, il aperçut une béance noire vers laquelle la main de l'homme, armé d'un couteau qui l'avait sauvagement arraché de sa coquille, le dirigeait.
Et ce fut engloutissement. L'homme était un goinfre : il avait avalé Spartacuître sans même le mâcher. Celui-ci reprit ses esprits dans la moite obscurité de la cavité stomacale du morfal. Spartacuître sentit la salive et les sucs digestifs sur sa chair à nu et qui commençaient à la ronger : il devait réagir au plus vite, il le savait.
Se devinant loin de la mer, il eut, avant de commencer son périple, la présence d'esprit d'accumuler tout le sel qu'il put trouver alentour : ce fut chose aisée, car l'homme avait grignoté auparavant force cacahouètes et gâteaux apéritifs. Cette précaution prise, Spartacuître entreprit une lente ascension, une longue varappe tout le long de l'oesophage, surmontant la terrible douleur de sa chair meurtrie, se hissant, millimètre par millimètre, vers ce qu'il savait être la seule échappatoire viable.
Son escalade fut régulièrement perturbée par des corps qui suivaient le trajet opposé au sien : ses frères de sang, ses vieux copains de parc à huîtres, qui chutaient vers les obscures profondeurs dont il essayait de s'extraire. A chaque fois, il s'agrippait fermement, encaissant le choc, résistant à l'envie d'essayer de bloquer ses amis dans leur chute car il se savait trop faible pour ne pas être entraîné lui aussi, résistant également au désespoir immense qui l'envahissait dans ce cauchemar hélas trop réel.
Mais sous le désespoir grondait la rage. La rage sourde et bouillonnante qui lui donnait l'énergie de continuer, la rage inextinguible qui cautérisait ses terminaisons nerveuses martyrisées, la rage et la furie de survivre à cette épouvantable hécatombe.
Arrivé au sommet de l'oesophage, Spartacuître se demanda quel chemin prendre. Bien sûr, il y avait la bouche, cette large voie qu'il avait empruntée à l'aller, mais outre le passage régulier de fruits de mer et de vin, le terrible hachoir des dents lui faisait craindre une issue fatale pour lui. Il choisit donc la route la moins aisée, la plus étroite mais la plus sûre : il se faufila à l'intérieur de la cavité nasale.
L'homme ne se sentait plus très bien depuis un certain temps : il avait l'impression que quelque chose avait du mal à passer. Et puis il respirait difficilement : sans doute avait-il pris froid et son nez commençait-il à s'obstruer. Il tira un mouchoir en papier de sa poche, se moucha bruyamment et contempla, comme à son habitude, le contenu de son mouchoir. Il faillit bien défaillir devant le spectacle qui s'offrait à ses yeux. Pour une sacrée morve, c'était une sacrée morve ! Il rougit légèrement, vérifiant alentour si personne n'avait rien remarqué, puis demanda au serveur où se trouvaient les toilettes. Il s'y rendit, son mouchoir soigneusement camouflé dans le creux de sa main, jeta l'ignominie dans la cuvette et tira la chasse d'eau en se disant qu'il devrait rapidement consulter un ORL.
Sans le savoir, l'homme avait rendu sa liberté à Spartacuître.
Oh, bien sûr, rien n'était gagné pour lui : une huître privée de sa coquille ne saurait faire long feu loin de sa mer nourricière. Mais Spartacuître avait une force vitale décuplée par l'adversité. Les réserves de sel qu'il avait faites dans l'estomac de l'homme lui furent bien utiles pour survivre dans les canalisations, puis dans le collecteur d'eaux usagées. Heureusement pour lui, les égouts recelaient des trésors : alors qu'il sentait sa fin proche, il trouva une vieille boîte de cirage vide qui flottait entre deux eaux. Il s'y réfugia et s'y sentit en sécurité, comme autrefois dans sa coquille. Il se laissa alors dériver : l'océan était pour bientôt.
Une fois qu'il eût réintégré son milieu naturel, Spartacuître n'eut de cesse de fomenter une révolte pour libérer ses frères ostréidés de leurs chaînes. Les chaînes alimentaires qui les menaient invariablement dans des assiettes pendant les mois en "R".
Ce fut long, ce fut laborieux, Spartacuître dut prêcher longtemps, s'entourer de fidèles qui allèrent prêcher à leur tour, éduquer les autres huîtres, leur faire prendre conscience de leur triste condition, leur insuffler le goût de la révolte.
Et peu à peu, de parc à huîtres en parc à huître, le mouvement fit tâche d'huile. Des opérations commando s'organisaient. Tout d'abord, il y eut les kamikazes, qui ingéraient tout le mercure, toutes les bactéries, toutes les algues toxiques qu'ils pouvaient trouver dans la mer afin d'empoisonner les humains qui les mangeraient. Et leur sacrifice ne fut pas vain : les intoxications se multiplièrent, ce qui eut pour effet un sérieux ralentissement de la consommation d'huîtres.
Cela ne suffisait pas. Les autres mollusques se joignirent à leur révolte : les huîtres purent ainsi s'armer de couteaux en se protégeant derrière des coques. En manger devint alors une activité à très haut risque pour les humains et nombre d'entre eux moururent de perforations gastriques ou d'hémorragies internes. Bien vite, l'ostréiculture devint une activité moribonde : plusieurs milliers de morts à travers le monde avait découragé toute velléité d'ingérer des fruits de mer sur la planète.
Spartacuître, devenu entre temps roi des huîtres sous le nom de Spartacuître 1er, se réjouit de cette immense victoire mais n'avait pas encore étanché sa soif de revanche. Il savait désormais que celle-ci passait par des efforts de recherche sans précédent. Il faut dire qu'en quelques années, le QI des huîtres, si raillé par les humains, s'était considérablement élevé grâce aux effets bénéfiques de l'éducation et du partage de savoir. Les recherches se concentraient essentiellement sur les armes bactériologiques : la mise au point d'un virus mortel pour l'homme et inoffensif pour les huîtres était l'objectif affiché.
Il fut vite atteint. Propagé par les poissons, le virus se répandit bientôt hors de l'eau à d'autres animaux, puis aux hommes. Quelques mois plus tard, l'humanité entière avait disparu, laissant place à l'ostréité...
- "... et c'est ainsi que le règne des huîtres sur la planète commençait, et pour longtemps. Vous comprenez pourquoi je ne veux pas manger des huîtres comme vous le faites, je ne veux pas risquer d'être à l'origine de la fin de l'humanité."
Le silence se fit. Les convives, devant leur assiette emplie d'huîtres, regardaient leur ami avec scepticisme après son récit interminable, avant que l'un d'eux ne réagisse :
- "Ecoute, Paulot, j'ai déjà entendu des excuses bidons complètement invraisemblables, mais là, tu bats tous les records ! T'as qu'à dire simplement que tu n'aimes pas les huîtres et c'est marre ! Bouffe donc tes rondelles de saucisson, sacré baratineur !"
Ayant ainsi mis tous les rieurs de son côtés, il prit une huître dans son assiette et goba Spartacuître.
Commentaires
1. Le lundi 23 avril 2007 à 07:24, par antenor
2. Le lundi 23 avril 2007 à 07:34, par Yves
3. Le lundi 23 avril 2007 à 07:55, par nathalie
4. Le lundi 23 avril 2007 à 08:12, par Pascal
5. Le lundi 23 avril 2007 à 08:34, par Freefounette
6. Le lundi 23 avril 2007 à 09:15, par ophise
7. Le lundi 23 avril 2007 à 10:02, par Frenchmat
8. Le lundi 23 avril 2007 à 10:06, par manou
9. Le lundi 23 avril 2007 à 10:19, par Cassandre
10. Le lundi 23 avril 2007 à 11:56, par Anne
11. Le lundi 23 avril 2007 à 13:06, par Tant-Bourrin
12. Le lundi 23 avril 2007 à 18:34, par Bof.
13. Le lundi 23 avril 2007 à 18:55, par Byalpel
14. Le lundi 23 avril 2007 à 19:16, par La Trollette
15. Le lundi 23 avril 2007 à 19:17, par La Trollette
16. Le lundi 23 avril 2007 à 20:21, par proc'
17. Le lundi 23 avril 2007 à 20:54, par Tant-Bourrin
18. Le lundi 23 avril 2007 à 23:05, par MarcelD
19. Le lundi 23 avril 2007 à 23:06, par evy
20. Le mardi 24 avril 2007 à 06:27, par Tant-Bourrin
21. Le mardi 24 avril 2007 à 08:44, par La Trollette
22. Le mercredi 25 avril 2007 à 18:11, par Oncle Dan
23. Le mercredi 25 avril 2007 à 20:47, par Tant-Bourrin
24. Le samedi 28 avril 2007 à 17:09, par calune
25. Le samedi 28 avril 2007 à 20:30, par Tant-Bourrin
26. Le samedi 28 avril 2007 à 20:57, par calune
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