- Rrrrrrr... ptt ptt... mays... pouacre ! Ptt... Par les couillasses du Malyn !

Saoul-Fifre venait d'être réveillé en sursaut par une mouche plus aventureuse que les autres qui avait osé s'engager dans sa bouche grande ouverte malgré l'odeur pestilentielle qui s'en dégageait.

- Arrrh, la malepeste estoit de ceste vermyne quy s'infiltroit partout !

Se grattant l'aisselle puis s'étirant, Saoul-Fifre regarda autour de lui pour voir où ils en étaient de leur chevauchée. A vue de nez, il avait bien dormi trois heures, mais peu de choses avaient changé : la route poudroyait toujours autant, le paysage était toujours aussi désespérément banal et le Chevalier toujours aussi abattu. Seul son destrier semblait accuser quelques signes de fatigue.

- Messyre !...

Aucune réponse.

- Messyyyyyre !

Le Chevalier fut cette fois tirée de ses mornes rêveries par la voix de crécelle de son écuyer.

- Qu'estoit-ce doncques, escuyer des miennes deulx ?
- Maistre, le vostre destrier me sembloit moultement éreinté, peut-estre devrions-nous faire une pause ? Ou alors, je pouvois vous laisser la mienne bourricque et marcher à pied ?

L'altruisme de Saoul-Fifre était, il est vrai, surtout motivé par l'envie de se dégourdir les jambes après sa longue sieste.

- Monter sur la tienne bourricque myteuse ? M'ayois-tu bien regardé ? Imaginois-tu un preulx Chevalier à dada sur le tien bidet ? Foy de Chevalier, je voulois bien manger le mien heaume-melon sy je posois un jour le mien fessier sur le tien pucier ambulant !

L'écuyer n'insista pas : quand la discussion avec son Maître prenait ce genre de tournure, il savait qu'il n'avait que des coups sur la tête à y gagner. Il préféra donc faire fi des fourmis dans ses jambes et repiquer tranquillement du nez en attendant que le temps passe.

Une heure plus tard, il fut de nouveau tiré de son sommeil par des bruits de populace. Saoul-Fifre ouvrit les yeux pour découvrir qu'ils étaient en train de traverser une grosse bourgade animée. Le sang de l'écuyer ne fit qu'un tour : cette fois, il fallait absolument qu'il s'arrête, il en avait plus qu'assez d'avaler de la poussière, d'autant plus qu'il vit soudain une...

- Messyyyyyyyyyre ! Attendesz une seconde, je vous en priois, j'ayois grand envie de fayre caca et j'allois mander icy sy je pouvois caguer en l'arryère-cour, à l'abri des regards indiscrets !
- Disois-moy, escuyer à couillasses molles, je t'ayois connu moins pudicque ! Restois icy, je n'ayois poinct de temps à perdre !

Mais il était trop tard : sans attendre l'assentiment de son Maître, Saoul-Fifre s'était déjà engouffré dans la grande bâtisse.

Le Chevalier de Tant-Bourrin eut envie de continuer son chemin et de laisser derrière lui son écuyer, mais l'envie de lui botter le derrière à son retour fut la plus forte (ainsi que la peur de devoir subvenir lui-même à ses activités ménagères). Il attendit donc.

Longtemps.

Très longtemps.

- Foutrebleu, que faisoit doncques cestuy maudict escuyer de malheur ? Estoit-il doncques en train de caguer une brenne d'aurochs ?

N'y tenant plus, le Chevalier mit pied à terre et pénétra dans la bâtisse, bien décidé à en extirper son serviteur par les oreilles ou par toute autre partie proéminente de son anatomie qui lui tomberait sous la main. Mais à peine eut-il poussé la porte qu'il se figea, interdit.

C'était une taverne. Et son écuyer était affalé, à demi-hébété (donc deux fois moins hébété que d'habitude, diraient les mauvaises langues), sur une table au milieu d'une bonne douzaine de piches vides.

- Aaaarh, foutrediable ! Escuyer à la gomme, je croyois que tu voulois vider la tienne tripaille, poinct emplir la tienne vessie !

Le Chevalier empoigna Saoul-Fifre et l'envoya valser hors de l'établissement d'une grande taloche dans le séant. Puis, une fois dehors, il dut de nouveau le ramasser - celui-ci s'était déjà tranquillement remis à ronfler à même le sol - et le jeter tout habillé dans un abreuvoir, histoire de l'aider à recouvrer ce qui lui tenait lieu d'esprits.

- Beuuuuh, excusesz-moy, Maistre, je ne me sentois poinct en grand forme et...

BLAM !!!

Le plat du hachoir à viande du Chevalier de Tant-Bourrin venait de s'abattre sur le crâne de son écuyer, le renvoyant illico au pays des petits oiseaux et des étoiles jolies qui brillent.

Une fois son écuyer de nouveau éveillé (après un second bain dans l'abreuvoir, soit une multiplication par deux du nombre de bains que Saoul-Fifre avait pris de toute sa vie), le Chevalier dit sobrement : "assez perdu de temps, en route !"

Mais, alors qu'il rejoignait sa monture, une mauvaise surprise l'attendait : pendant son absence, quelqu'un avait glissé un petit parchemin sous l'oeillère de son destrier. Il le prit et fit lecture.

- "Amende pour parcquage gesnant dans un couloyr de chars à boeufs : onze écus. Demande d'enlèvement immédyat par les servisces de la fourryère"... Rhâââ, mornecouille ! Les hommes du prévôt estoient passés par là en la mienne absensce, et cela par la tienne faulte, escuyer des miennes deulx ! Ils faisoient caguer, ils n'ayoient rien à fayre que d'empescher les genses de travailler ?

Le regard du Chevalier se porta alors vers les sabots de son destrier. Il découvrit alors que les forces de l'ordre avaient fait poser une roue au sabot de sa monture (NDA : il est intéressant de noter qu'aujourd'hui, l'usage s'est plutôt inversé) afin de l'immobiliser.

- Aaaaarh, une roue dedans-vert ! Les chiens galeulx ! Les rats putrydes ! Les infasmes fientes de lapin !...

Le Chevalier entra dans une rage folle, s'empara de son hachoir à viande et frappa, frappa et frappa encore sur le dispositif qui bloquait les sabots de son destrier. Il frappa tant et si bien qu'une fissure finit par apparaître, avant de s'élargir petit à petit.

C'est au moment où il donnait l'ultime coup de hachoir qui trancha définitivement la roue en deux que surgirent les hommes du prévôt qui venaient procéder à l'enlèvement du destrier.

- Arrestesz, au nom du prévôt ! Arrestesz ou je tirois !

Le Chevalier de Tant-Bourrin ne tint aucun compte de la sommation : il sauta sur son destrier, le talocha violemment et démarra sur les chapeaux de sabots, dans une gerbe d'étincelles et de fumée.

Aussitôt, les hommes de loi lancèrent leurs montures à la poursuite du fuyard, dans une cavalcade folle à travers les rues de la bourgade.

Les carreaux d'arbalète sifflaient aux oreilles du Chevalier, mais celui-ci ne ralentissait pas, bien au contraire. Il prit un virage à la corde, l'arrière-train de son destrier chassa un peu, mais le Chevalier réussit à en garder le contrôle.

Passant en trombe près d'un porche, le Chevalier aperçut du coin de l'oeil une lumière vive.

- Aaaaarh, foutremiche ! Un rat d'art au Thomas Tycque ! Je les accumulois, moy, aujourd'huy !

Les rats d'art étaient le surnom des moines copistes qui prêtaient, moyennant rémunération pour la paroisse, leur concours aux forces de l'ordre en s'installant sur le bord des routes, munis d'une lanterne pour bien y voir, et faisaient des portraits express des Chevaliers qui passaient à une vitesse excessive. On ajoutait souvent "au Thomas Tycque" à leur surnom, car tel était le nom du prévôt du comté.

Assurément, la situation tournait au vinaigre pour le Chevalier, et celui-ci se dit qu'il avait grand intérêt à quitter le Comté au plus vite. Derrière lui, les hommes du prévôt étaient en chasse et avaient allumé une torche sur leur casque, qu'ils faisaient clignoter en la couvrant et en la découvrant avec un petit gobelet de ferraille afin que les quidams les aperçoivent rapidement et s'écartent pour ne pas ralentir leur terrible cavalcade.

Soudain, un frisson glacé parcourut l'échine du Chevalier : il s'était engagé dans un cul-de-sac.

Il tenta une manoeuvre désespérée : il tira violemment sur les rênes de sa monture en contrebraquant légèrement sur la droite dans le même temps, puis vira violemment vers la gauche. Le destrier chassa complètement de l'arrière-train et fit un demi-tour quasiment sur place dans une gerbe impressionnante de fumée, avant de repartir au galop en sens inverse.

Les hommes du prévôt, surpris par la manoeuvre, virent le Chevalier de Tant-Bourrin traverser leur meute à contre-courant sans avoir le temps de réagir. Quand ils le firent, le fuyard avait déjà repris un peu d'avance.

Mais celle-ci restait faible toutefois, et les tirs d'arbalètes fusaient de plus belle.

Et ce qui devait arriver arriva : alors qu'il abordait un virage serré, un carreau d'arbalète, tiré en direction des sabots du destrier, fit éclater un fer. Le Chevalier de Tant-Bourrin perdit aussitôt le contrôle de son cheval.

Il partit dans un dérapage fou, rebondissant sur un mur dans un sinistre crissement métallique, provoqué par les anneaux de son armure déstructurée, heurta encore le mur opposé avant de partir en tonneaux et de s'immobiliser, complètement retourné, dans un potager.

Les hommes du prévôt s'arrêtèrent à proximité du Chevalier accidenté, dont l'armure fumait encore.

- Vous estes en estat d'arrestatyon, veuillesz nous suyvre !
- Tout ce que vous voulesz, messyres, mays estoit-ce que quelcqu'un pourroit m'aider à sortir de dessous cestuy foutu destrier quy m'appuyoit un peu sur les miennes costes ?


Quelques temps plus tard, l'étrange équipage avait repris son errance sans fin.

Derrière marchait Saoul-Fifre, cerné d'une aura de mouches et qui regrettait amèrement le doux confort de sa bourrique miteuse.

Devant, monté sur la bourrique miteuse de son écuyer, le Chevalier de Tant-Bourrin, l'aura en berne, l'armure plus déstructurée que jamais, sous le coup d'un retrait de permis de cavaler et d'une confiscation de monture, mangeait consciencieusement son heaume-melon, les preux Chevaliers n'ayant qu'une parole.

Car tel était le destin d'un preux Chevalier et de son écuyer en ces temps médiévaux.