- Par les couillasses du Malyn ! Il ne me restoit là plus guère qu'un bouton d'armure, il alloit falloir se passer de manger, à ce qu'il sembloit !

Saoul-Fifre pâlit aussitôt : la nourriture, avec l'alcool, constituait une de ses principales raisons de vivre et le mot "disette" était de ceux dont il ignorait jusqu'au sens.

-... ou alors faisons fi des bouseulx quy vendoient les leurs poulardes hors de prilx : après tout, je pouvois chasser le gibier, ainsy qu'il seyoit à un vrai Chevalier, cela me feroit un peu d'exercyce !

Et, passant aussitôt à l'acte, le Chevalier de Tant-Bourrin empoigna sa lance, talocha son destrier et partit au galop à travers les bois. Il aperçut bientôt un lapin qui traversait bien imprudemment le chemin. Mis en appétit par la perspective d'un civet, le Chevalier lança sa monture à vive allure en direction de l'animal, qu'il essaya d'embrocher de sa lance.

Mais gêné par son heaume-melon qui avait la fâcheuse tendance à lui glisser sur les yeux, il piqua sa lance juste à côté du lapin. Celle-ci se coinça entre deux roches, masquées par la boue. Il se produisit alors, sous les yeux horrifiés de Saoul-Fifre, un bien étrange phénomène : le Chevalier fut comme happé par les cieux et disparut dans les airs.

L'écuyer en resta tout ébaubi.

- Maistre ? Maistre ? Où estes-vous doncques ?...
- Icy, bougre de couillon de la Lune !
- Mais... mais... je ne vous voyois poinct ?
- Regardois en hault, crétin de basse-cour, j'estois accroché en les branchages de l'arbre !

Levant le nez au ciel, Saoul-Fifre aperçut alors, tout là-haut, son Maître, rouge de colère, qui gesticulait autant qu'il pouvait, retenu dans les airs par un anneau ventral de son armure déstructurée, accroché à une branche.

L'explication était simple : en piquant sa lance entre les deux rochers, le Chevalier de Tant-Bourrin avait inventé, à son insu, la technique du saut à la perche.

Il restait en revanche à inventer la technique pour décrocher son Maître d'un arbre. Saoul-Fifre n'avait hélas pas la créativité du Chevalier : ses efforts furent certes couronnés de succès, mais au prix d'une terrible chute commune sur le sol d'une bonne dizaine de mètres de hauteur.

Le Chevalier de Tant-Bourrin, grimaçant de douleur, vociféra.

- Attendois que je retrouvois le mien haschoir à viandasse, tu allois voir ce que tu allois voir !
- Mays, Maistre, ce n'estoit poinct la mienne faulte, c'estoit le vostre ecquipement quy estoit en piteulx estat ! Il falloit assurément le renouveler !

Les paroles de son écuyer touchèrent un point sensible dans l'esprit du Chevalier. Oui, certes, il était conscient que son armure partait à vau-l'eau et que son hachoir à viande n'était pas une arme répertoriée dans le guide de la Chevalerie. Et surtout, il sentait bien qu'il lui faudrait un bien meilleur apparat que le sien pour séduire la Dame de ses pensées, la douce Calcinée du Grozosieau. Mais comment acheter un nouvel équipement hors de prix sans monnaie sonnante et trébuchante ?

- Mmm... oui... tu ayois peut-estre rayson : il me faudroit novelle armure ainsy qu'une bonne épée en acier de Tolède. Et puis, le mien destrier commensçoit à estre défraichi et n'estoit mesme plus coté à l'Argusse. Mais, il y ayoit, las, le problème du fynanscement de tout cecy...
- J'ayois peut-estre une solutyon, Messyre !...

La voix de Saoul-Fifre s'élevait d'un fourré dans lequel il s'était camouflé pour éviter les coups de hachoir de son Maître. Il en ressortit prudemment, après s'être assuré que la rage du Chevalier s'était bien calmée.

- Une solutyon ?... Mmmm... Je t'escoutois.
- Eh bien voyesz-vous, Maistre, j'ayois ouï-dire qu'alloit se tenir en la bourgade voisyne une novelle partie du jeu "Qui vouloit gagner des picaillons ?". C'estoit un jeu dans lequel on posoit moult questyons et, sy l'on y répondoit justement, on pouvoit gagner des millions d'écus.
- Un jeu... mmm... Je n'aimois poinct cette idée, car il y ayoit souvent quelcque malignité derrière les jeulx. Mays cestuy sembloit jeu de connoissansce et non poinct jeu de hasard... Je pourrois peut-estre me riscquer à y participer sans déroger aulx règles de la Chevalerie, ma foy... Mais en attendant, foutrebleu, les miennes costes estoient moultement douloureuses itoument le mien dos depuys la nostre chute tantost. N'aurois-tu poinct quelcque chose pour soulager les miennes courbatures ?
- J'ayois ce quy vous falloit, Maistre !

Et Saoul-Fifre fourragea dans son barda, en tira quelques poignées de feuilles et les mit à tremper dans un peu d'eau.

- Je vous préparois une décoction de bourdaine, il n'y ayoit rien de mieux contre les courbatures, Messyre !

Après avoir chichement dîné d'un vieux quignon de pain tout rassis qu'il leur restait, le Chevalier et son écuyer se couchèrent pour la nuit. Enfin, pour être plus précis, surtout l'écuyer, car le Chevalier de Tant-Bourrin souffrit de troubles intestinaux toute la nuit. Le vieux quignon de pain ne devait pas, selon toute apparence, être très frais.

Le lendemain, ils se rendirent donc à la foire du bourg voisin où était organisé le jeu, animé par le célèbre ménestrel Jean-Pierre Fouquehault.

Le Chevalier n'eut aucun mal à franchir l'étape de la préselection des candidats, car il était doté d'une culture générale certaine. Et accessoirement parce qu'il était également doté d'un impressionnant hachoir à viande maculé de sang, fixé à sa ceinture : les examinateurs n'osaient pas, pour le coup, trop moufter en cas de mauvaise réponse.

Et c'est ainsi que le Chevalier de Tant-Bourrin se retrouva, le soir-même, face à Jean-Pierre Fouquehault.

- Bonsoir Hippobert Canasson. Alors, cela faisoit quel effect de se retrouver assis icy ?
- Bonsoir manant. Nous n'avons poinct gardé les cochons ensemble. Je vous priois doncques de m'appeler "Chevalier" ou "Messyre". J'ayois dict.
- Heu... oui, Messyre, si vous le souhaitesz... Heu... nous allons doncques commenscer sans tarder notre grand jeu "Qui vouloit gagner des picaillons ?"... Heu... eh bien, première questyon : de quelle couleur estoit le cheval blanc de Charlemagne ? Réponse A : gris. Réponse B : noir. Réponse C : blanc. Réponse D : vert à pois jaunes.
- La réponse estoit la réponse C et je vous priois de cesser de vous mocquer de moy avecques ces questyons dignes d'enfansçons !

Jean-Pierre Fouquehault pâlit quelque peu, voyant que le Chevalier n'avait absolument pas l'air de plaisanter.

- Heuuuu... bien, je pensois qu'exceptyonnellement, nous pouvons sauter les cincq premières questyons qui estoient juste faicte pour amuser la galerye. Passons doncques tout de suite aulx choses sérieuses. Questyon pour trois mil écus : le premier souverayn chréstien de Jérusalem fut Godefroy de... Réponse A : Potage. Réponse B : Minestrone. Réponse C : Soupe. Réponse D : Bouillon.
- La bonne réponse estoit la D. Passons à la questyon suyvante...
- Heuuu... oui, bravo, Messyre, c'estoit en effect la bonne réponse. Nous allons maintenant jouer pour six mil écus...

Et le jeu se poursuivit ainsi avec succès pour le Chevalier. Les rares fois où il ne sut pas répondre, le recours aux fous du roi (les jokers en anglais) lui sauva la mise. Ainsi, à une question sur le nom de l'héroïne d'une pantomime à grand succès chez les gueux, il fit appel à l'avis du public. A une question pointue sur le maniement du scramasaxe, il put lever ses doutes en utilisant le cinquante-cinquante. Enfin, pour répondre à une question philosophique sur Epictète et le stoïcisme, il eut recours au pigeon voyageur à un ami.

Tant et si bien qu'il se retrouva virtuellement en possession de la somme astronomique de trois cents mille écus.

Jean-Pierre Fouquehault ne faisait même plus l'effort de sourire, car il sentait se profiler la banqueroute pour sa petite entreprise. Il ne restait plus qu'une question, celle à un million d'écus. Le Chevalier pouvait, s'il le souhaitait, ne pas y répondre et repartir avec ses trois cents mille écus. La tension du public était à son paroxysme.

- Chevalier, voicy la questyon à un million d'écus. Rendesz-vous compte : un million d'écus ! Vous imaginesz ce que vous pourr...
- Cessesz de blaguasser comme une fumelle et posesz la vostre questyon. Je n'ayois poinct que cela à faire !
- Heuuuu... oui, oui, je vous la posois. Voilà : quelle plante estoit-il conseillé de boire en décoctyon pour guérir des courbatures ? Réponse A : La bourdaine. Réponse B : La rave. Réponse C : Le thym. Réponse D : La salsepareille.

Le Chevalier esquissa un petit sourire. Jusqu'à l'avant-veille, il n'aurait pas su répondre à cette question, mais sa chute de l'arbre s'avérait a posteriori providentielle. A lui la fortune ! A lui l'équipement dernier cri pour poursuivre ses aventures.

- La bonne réponse estoit la réponse A, la bourdaine. Et cela estoit le mien dernier mot, manant !

Le visage de Jean-Pierre Fouquehault reprit subitement des couleurs en même temps qu'un sourire éclatant renaissait sur sa face.

- Oooooooooh, Messyre ! J'estois désolé, la bonne réponse estoit la réponse C, le thym ! Car la bourdaine estoit plante laxative et ne puit mie contre les courbature ! J'estois sincèrement désolé !

Le Chevalier fut comme frappé par la foudre, ses épaules s'affaissèrent, ses yeux restèrent perdus dans le vide et sa bouche béante. Et puis, après quelque minutes, on sentit comme une agitation dans sa tête, où repassait le fil des événements récents.

Et peu de temps après, l'étrange équipage avait repris le chemin de son errance. Saoul-Fifre, en tête, talochant à qui mieux-mieux sa bourrique miteuse, l'exhortant à aller plus vite encore. Et à quelques centaines de coudées derrière, le Chevalier de Tant-Bourrin, talochant lui aussi son destrier pour le pousser au galop, et qui faisait tournoyer furieusement son hachoir à viande dans les airs en hurlant à son écuyer de venir ici immédiatement.

Tel était le destin d'un preux Chevalier et de son écuyer en ces temps médiévaux.