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mardi 2 décembre 2014

BlutchMes poètes de légendes [3ème acte - Spécial Noël]

Acte 1 : c'est par ici !

Acte 2 : c’est par !


La fin de l’année approche à grands pas et je sens monter en vous une angoisse grandissante. A fin novembre déjà c’était d’ailleurs plus (+) qu'une angoisse. Maintenant c'est déjà une terreur si manifeste qu’elle transpire à travers tous les pores de vos commentaires.

Ça se résume en quelques mots qui se conjuguent en mode majeur :

« Putain comment vais-je m’organiser pour réussir ces merdes de fêtes de fin d’année. »

Alors autant commencer par le début : Une fête c’est quoi ?
Comment peut-on aborder « les fêtes » ?
C'est là qu'intervient toute la poésie vaudoise de François Silvant (qui malgré son prénom n’en est pas moins un Lausannois pure souche) :



Les fêtes sont trop souvent synonymes de cadeaux et là, ça peut rapidement devenir un bâton merdeux si on n’est pas organisé. Car autant le dire pendant qu'on peut encore le faire, les cadeaux coûtent la peau du cul. Chacun mérite le plus beau, le plus cher aussi (c'est du moins l'avis de l'intéressé).

Tu invites.... alors tu as déjà le prix de la dinde et les petits légumes, le sapin et les boules (ben oui, obligé de les changer le beauf les avait trouvées nulles à chier l'année dernière). C'est mathématique, les invités boivent deux fois plus que ce qu'ils ont apporté, alors tu finances la moitié de la gonflée du beauf, qui pour cette raison se croit obligé de te la restituer sur ta moquette neuve. Alors si en plus on te fait chier pour tes petits cadeaux à cinq euros...

Donc il faut un argumentaire pour faire face à ces ingratitudes :



Noël, ça va encore pour y échapper car il y a deux solutions qui pour être diamétralement opposées, bien que partant de la même option de base, n’en arrivent pas moins au même point final. Le seul qui soit intéressant par ces temps de marasme généralisé :

Petit A : (je sais que c’est con de dire petit A en le mettant en majuscule, mais il faudra faire avec) Noël est une fête religieuse. C’est le petit Jésus qui est né, il est le seul à pouvoir légitimement recevoir des cadeaux, donc allez vous faire voir ailleurs…

Petit B : (même remarque que pour petit A) : Noël est une fête religieuse et je n’en ai rien à branler des Églises, donc allez vous faire voir ailleurs.

Si pour les cadeaux c’est rapidement et péremptoirement résolu, il n’en va pas de même pour les agapes, car il faut s’entendre sur une date qui convienne à tout le monde. C’est là que ça se complique sérieusement.

Pour résoudre ce problème, je vous propose aussi la méthode François Silvant.

Je vous la livre sans jouer à cache mystère car on ne peut pas être gros-niqueur chez Blogbo sans être pris d’une empathie furieuse pour ses congénères de tous bords et de tous poils, bien qu’avec une mention spéciale pour ces dames :



Vous voilà parés. Vous avez calé une date la plus proche possible de la fin de l’année en tenant compte des desiderata de chacun. Mais il y en a toujours au moins un qui ne connaît pas votre nouvelle adresse. Ça pourrait rapidement se compliquer sans le secours de Denise Pahud...



Peut-être faut-il aussi réviser quelque peu l’éducation de ces chères têtes blondes afin qu’elles fasse bonne figure dans la famille… qu’elles ne nous foutent pas la honte intégrale devant Tati Mimi qui n’a pas encore rédigé son testament.



L’approche des fêtes provoque quelques dégâts collatéraux difficiles à éviter sans passer pour un grossier mufle.

On échappe assez facilement aux marmites de l’armée du Salut en évitant les portes principales des supermarchés, ou à la rigueur en passant une bordée à son mouflet au moment adéquat.

Sans progéniture à disposition, on peut aussi essayer le faux-pas qui nous fait bousculer la guitariste de service et se confondre en excuses au lieu de décramponner son crapaud pour alimenter la marmite.

On peut aussi tenter la séduction ("t'as d'belles châsses, tu sais" semble toujours avoir la cote...) et lui demander le Gorille, le Mécréant ou Putain de toi, mais là, les chances de réussites ne sont pas énormes (à moins de tomber sur le bal costumé des dirlettes de l'E.N.).

Par contre, c’est plus problématique avec les visites à domicile. C’est tout de même fou le nombre de gens qui veulent notre salut malgré nous!

Alors si par malheur vous attendiez l’épicier avec votre commande de Champomy et que vous tombez sur un VRP de la foi, pensez très fort à François… (pas le pape, ni le normal, oui un comique aussi, mais celui qui est sérieux dans son boulot)



Il y a toujours des esprits chagrins ... lucides qui, malgré les bons conseils de François Silvant, ne supportent pas les fêtes de famille. Il leur reste l’ultime solution d’aller se réfugier au bistrot :



En tenant compte du délai incompressible nécessaire pour dessaouler et rapatrier les neurones rescapés, à partir du 3 janvier vous passerez obligatoirement par la phase récupération. Là encore Blogborygmes veille sur vous et se met en quatre pour vous retaper.



Bonnes fêtes, santé et conservation.

Blutch

jeudi 27 novembre 2014

FrançoiseLa vie devant soi ?

"Il ne restait jamais sur la même île plus d'un mois ou deux... Toutes les fois qu'un imbécile lui demandait "Tu fais quoi dans la vie, le môme ?" il savait qu'il était temps de déguerpir, et sans traîner. C'est une drôle de question d’ailleurs, tu fais quoi dans la vie? Vous l'a-t-on déjà posée? C'est une question qui vous donne la réelle impression que le seul fait de vivre ne suffit pas ; elle met la vie en minorité, si l'on peut dire, la relègue au deuxième rang, comme si ce n'était pas assez d'être vivant, comme s'il fallait encore payer un tribut". (Romain Gary, "le Grec")



Il y a des textes, comme ça, qui vous parlent. Qui me parlent en tout cas. Romain Gary aurait eu cent ans cette année, on n'en a pas assez parlé, célébration des deux guerres obligent. Pourtant, être né un 8 mai, comme l'armistice de 45, et en 1914 comme la "der des der", ça s'appelle un destin, non ? Qu'il s'appelle Romain Gary, Emile Ajar ou Shatan Bogat, c'est toujours une écriture magnifique et simple dont aucune phrase n'est superflue.

Il a raison, Gary. "Tu fais quoi dans la vie ?" ça vous réduit à votre métier, votre travail. Ça gomme de la vie ceux qui n'en ont pas. Je me souviens de la réponse d'un petit africain sur une affiche à qui un blanc demandait "Qu'est-ce que tu voudrais être quand tu seras grand ?" et qui répondait : "Être vivant !"

Il parlait de vie biologique, bien sûr, normal quand on vit sur un continent où un enfant sur trois meurt avant l'âge de cinq ans. Mais ici même, l'essentiel n'est-il pas d'être et de se sentir vivant ?


samedi 1 novembre 2014

FrançoiseÊtes-vous toujours amoureux ?

Sous ce titre quelque peu anxiogène, un test proposé aux couples dans « Psychologies » d'octobre. Quatre résultats possibles : « vous êtes toujours amoureux », « l'amour s'est éloigné », « le désir s'est estompé», « vous ronronnez dans la tendresse ». Je m'attends à un résultat tournant autour du désir estompé, remplacé par la tendresse ronronnante, c'est ce que prédisent les magazines quand on se fréquente plus de 20 ans. Eh bien pas du tout ! Comme souvent dans ce genre de tests, j'ai deux colonnes également majoritaires et non pas une seule car je suis un animal complexe. Deux résultats péremptoires et oxymoriques : « vous êtes toujours amoureux » et « l'amour s'est éloigné »... Paradoxal ? Pas du tout !

Le désir, objet de mes réflexions depuis qu'à l'âge de 16 ans j'ai ressenti l'émotion viscérale que peut inspirer une mèche de cheveux sur la nuque d'un garçon, le désir, donc, est au départ de nature très sexuelle. Le sexe est le ciment de l'amour débutant, ciment très mouillé comme il se doit. Mais comme j'aime le dire aux éplorés qui m'écrivent « après X années, ce n'est plus comme au premier jour », pour que l'amour devienne solide, c'est comme pour une maison : le ciment doit sécher. Autrement dit, le sexe cesse de dominer la relation. Pas pour être remplacé par la routine et l'ennui, la tendresse ou les charentaises, mais par un désir nourri des instants partagés, les affinités intellectuelles ô combien importantes, des affinités affectives qui inspirent l'envie de s'embrasser, se toucher, se regarder et se dire des mots doux... de l'admiration que l'on éprouve pour Untel, ou Untel, Unetelle et Autretel(le) si l'on n'est pas exclusif, et enfin de l'énergie très particulière qui fait qu'on ne s'ennuie pas ensemble, énergie de vie constitutive de la libido au sens Freudien du terme et non pas énergie purement sexuelle, truc dans le machin.

« Certes, mais le sexe, c'est bon », rétorqueront certains. Ô que oui ! A condition qu'il soit mû par ce désir multiforme, faute de quoi les gestes deviennent monotones et les rencontres « on dîne, on baise » ennuyeuses. Il existe une routine des amants quand leurs mains s'approchent et qu'on peut prédire à peu près sûrement où elles vont se promener, comment elles soulèveront le pull, retrousseront la jupe, etc... Rien de plus déprimant que de se dire, face à un amant potentiel « j'ai l'impression d'avoir déjà vu le film. » D'où la tentation de s'adonner à des pratiques diverses et variées pour booster le désir, ce qui retarde la fatale échéance mais ne la supprime pas, car on se lasse aussi du plus sophistiqué des vibromasseurs (vibre, ô mon frère!), des cordelettes, masques, gels en tous genres pour tous genres et autres objets du marketing sexuel qui fait ses choux gras de la confusion entre excitation et désir. En revanche, il m'est arrivé -et il vous est sûrement arrivé- d'être à nouveau troublée par quelqu'un sur un geste, un mot ou une attitude dont cette personne n'avait parfois même pas conscience... Sans doute suis-je cérébrale, mais l'organe sexuel le plus important n'est-il pas le cerveau ?

Plus que dans la passion, existe dans l'amitié ce partage d'univers, d'intérêts, d'admiration souvent, de rigolade toujours qui permet de se réjouir ensemble, et si les corps le désirent, de jouir ensemble. D'où ma préférence depuis toujours pour des relations où l'amitié nourrit le désir et le désir embellit l'amitié. L'amour, en couple ou multiple, a besoin de décoller les étiquettes et de voir dans l'autre un amour, un amant, un ami, un camarade de jeux, bien loin de la cristallisation passionnelle chère à Stendhal, qui commence fort mais finit mal... en général. Heureux ceux pour qui la routine devient rituel, faite de « private joke », de lieux privilégiés et d'habitudes complices.

« Ne te trompe pas d'ennemis ma chérie, fit doucement Madeleine. La vie est répétitive par nature. Chaque jour, tu te douches tu manges, tu te couches. Or tu aimes toujours manger, te doucher et t'endormir, ou disons que cela ne te pèse pas. Ce qui pourrait être ennui ou routine est devenu rituel familier. Si quelque chose ou quelqu'un te semble mortellement routinier, cherche ce que signifie cet ennui, sinon tu tourneras en rond et tu te diras que plus rien d'essentiel ne peut t'arriver. » (« Jouer au monde, roman publié en 2012, que j'ai commencé à écrire en 1992, c'est dire si j'y ai réfléchi).

Et la seconde réponse du test : « L'amour s'est éloigné » ? Comment expliques-tu ça, après cette longue dithyrambe sur l'amour solide ? Justement, par l'éloignement. Le nez collé sur un tableau, même magnifique, on finit par ne plus le voir, on a les yeux flous et les larmes qui picotent à force de fixer le même endroit. Mais il suffit de prendre du recul pour que l'image se fasse à nouveau nette et qu'on redécouvre l'intérêt du tableau et même parfois de nouveaux angles insoupçonnés, simplement parce qu'on aura modifié l'éclairage. L'amour qui s'éloigne, au profit de l'individu, permet à chacun de reconquérir un territoire personnel sans lequel il n'a plus tout à fait l'impression d'exister. « La grande escroquerie du couple, c'est de ne pas révéler qu'en s'unissant, chacun s'est amputé d'une part de lui-même et n'aura de cesse de la retrouver.... Tout être humain n'a qu'une obsession : se sentir exister, l'ego est mille fois plus puissant que l'amour. » (« Ce qui trouble Lola », même dans mes écrits érotiques, je philosophe!)

Ainsi, l'éloignement de l'amour est paradoxalement un gage de sa durabilité, et c'est dans ce subtil équilibre entre énergie du désir et autonomie individuelle que se cimentent l'amour ou les amours.


dimanche 12 octobre 2014

FrançoiseLa beauté du geste

Un jour de 2008, Killian et Thierry ont fermé leur porte et sont partis à pied vers l'Est, avec l'idée de faire le tour du monde sans dépenser plus de deux euros par jour. Six ans plus tard, ils ont marché 17 000 km, sont arrivés en Malaisie et ont l'intention de poursuivre leur périple. Entre bivouacs en plein air, couch surfing et hébergements de fortune, ils respectent leur budget, en s'accordant de temps à autre une folie : dépenser 30 euros en une journée, somme dont ils disent : « avec 30 euros, on peut se faire plaisir n'importe où dans le monde. »

Des récits de voyage pas chers, loin, et surtout non polluants, à base de marche, vélo, cheval, voile…, c'est la « ligne éditoriale » du magazine  Carnets d'aventure. On y croise de jeunes parents qui prennent un congé sabbatique et partent en vélo tandem sur la cordillère des Andes avec leur gamin de deux ans, des potes qui parcourent les îles de la Baltique en canoë-kayak, ou sillonnent la Nouvelle-Zélande à pied pendant trois ans. Mieux que des militants écolos sur le thème de la sobriété heureuse, ces voyageurs donnent envie de consommer peu et de profiter de chaque instant. Ils font rêver parce qu'ils sont réalistes : ils l'ont fait et en sont heureux.

Parmi les animateurs de ce magazine qui booste l'optimisme, il y a Alexis Loireau. Je ne le connais pas, je l'ai découvert avec un petit livre intitulé : « La grâce de l'escalade, petites considérations sur la verticalité et l'élévation de l'homme » (Boréal). J'ai commencé l'escalade il y a un an et demi, sans autre désir que de grimper avec fluidité et si possible élégance. Justesse du geste plutôt que performance. Hélas, les manuels que je trouvais ne parlaient que de matériel et de technique avec en filigrane l'incitation à un esprit de compétition qui n'est pas mien. D'où la divine surprise de ce bouquin poétique qui faisait écho à mon désir d'harmonie.


Alexis Loireau ; crédit photo : France Inter


Un drôle de type, Alexis Loireau. Bon élève, ingénieur sorti d'une grande école puis rentré dans une grosse entreprise qui l'a conduit à bosser en Bolivie, Australie et au Brésil. Où l'appel des hauteurs a été le plus fort. Il a peu à peu glissé du boulot/boulot au boulot plaisir en quittant sa boîte pour créer avec un brésilien la plus grande salle d'escalade du pays. Sans oublier d'aller à la rencontre de falaises et de rochers du monde entier qui ravissent son goût du détail, son amour de la couleur des roches, de la nature, du dénuement et du silence. Il illustre à merveille l'idée qu'en se libérant peu à peu du vacarme ambiant et des images artificielles, on accède à une sorte de plénitude qui ressemble au bonheur. J'ai expérimenté cette sensation il y a quinze ans, lors d'un séjour solitaire de quatre mois en Grèce. Les premiers jours, je m'installais face à la mer avec un livre et de la musique en fond. Puis j'ai arrêté la musique. Enfin, j'ai posé mon livre et goûté un bonheur quasi parfait à simplement contempler la mer pendant des heures. Un voyage immobile, où la peur d'être seule avait fait place au plaisir de la solitude.

Les voyages lointains fascinent, mais ce que j'aime par-dessus tout dans ceux de ces aventuriers économes, c'est l'absence de peur. Ils ne cherchent pas à tout baliser, partent sans gilet jaune fluo ou casque de protection et pensent que les inconnus qu'ils vont côtoyer seront bienveillants, pensée vérifiée dans l'immense majorité des cas. Cette absence de peur n'exclut nullement la lucidité et la prudence, mais change agréablement de la parano quotidienne. Je n'ai jamais rencontré Alexis Loireau et je le regrette car il a une bonne tête, à l'extérieur comme à l'intérieur. (Non, les Blogbos, je ne drague pas! Cessez de croire que l'admiration que j'exprime pour quelqu'un dissimule forcément des turpitudes...)


La grâce de l'escalade

vendredi 26 septembre 2014

FrançoiseC'était pas mieux avant !

Chaque été, la TV diffuse des rétrospectives des années 60/70/80/90 (1990 déjà « historique » !) et chaque fois, ceux qui avaient 20 ans dans les années concernées essuient une larme furtive ou se déhanchent sur un rythme endiablé en déclarant « Qu’est-ce qu’on était heureux à cette époque ! Décidément, c’était mieux avant ! » Mais l’impression que « c’était mieux avant » est-elle réelle ou liée au fait que « avant », c’était il y a 10, 20, 30 ou 40 ans, bref à une époque où celui qui parle était jeune et par définition, plein d’enthousiasme et d’espérance ?

J’entends d'ici grogner un jeune « cru 2014 » : « Quelle espérance peut-on avoir, avec la guerre en Irak, en Ukraine, en Palestine, les terroristes qui gagnent du terrain, la crise économique qui n’en finit pas, la précarité… » Yesss, guy, tout ceci n’est pas riant, et j'avoue qu'on n'a pas le cœur à rire quand l'égorgement rituel devient une nouvelle arme de guerre (par parenthèse, ces groupuscules ont tout compris de la manipulation émotionnelle des peuples : ils savent que décapiter un homme dont le monde entier connaît le nom, la profession et la situation de famille terrorise davantage qu'un bombardement coûteux qui tue des centaines d'anonymes et leur assure une « visibilité dans les médias » bien supérieure).

Cela étant, jeune de 2014, tes grands-parents riaient-ils beaucoup en 1943, lorsqu’il y avait couvre-feu, exécutions et représailles après chaque acte de résistance, savates de bois en plein hiver, café à la sciure et risque de prison s’ils étaient pris la main dans le sac où gigotait le poulet acheté au marché noir ? « OK, mais c’était la guerre ! » C'est vrai, et comme chacun devrait en être persuadé, la guerre est une connerie, le meurtre massif légalisé, un traumatisme absolu pour ceux qui en reviennent comme pour ceux qui y laissent la vie ou une jambe. Alors pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté sur la discussion de « c’était mieux avant » prenons une année des sixties vouées à la douceur de vivre. 1967, par exemple, qu’on ne m’accuse pas de faire de la nostalgie soixante-huitarde.

Et là, surprise : 1967 ne fut pas spécialement une année érotique. Par contre, on y comptait deux dictatures en Europe : Franco en Espagne et Salazar au Portugal. Des dictatures pas pour rire, où on torturait, garrottait et emprisonnait dans le silence assourdissant des pays européens alentour… Deux dictatures, bientôt rejointe par une troisième : le 21 avril 1967, le coup d’État des colonels grecs installait pour sept ans une dictature si violente que la magique île de Folegandros, devenue un bagne, fut boudée par les Grecs très longtemps après les colonels tant elle leur rappelait de mauvais souvenirs.

1967 voit aussi arriver deux dictateurs africains : Eyadema au Togo et Bongo au Gabon, qui rejoignent Mobutu installé depuis 1965. Côté guerres, on a le choix, entre la guerre des six jours, brève certes, mais qui inaugure 40 ans de castagne entre Israël, Palestine et autres pays limitrophes, castagne toujours pas réglée, tu l'as vu cet été… Il y a aussi la guerre du Vietnam, longue et douloureuse, et la guerre du Biafra, qui cause des milliers de morts par armes et surtout par famine du fait du blocus imposé à ce pays. En 1967, c’est aussi l’exécution de Che Guevara commanditée par la CIA et la condamnation de son compagnon de route Régis Debray à 30 ans de prison (il en est sorti avant, heureusement). Enfin, côté environnement, le naufrage du Torrey Canyon : 30 000 tonnes de pétrole polluant 200km de côtes britanniques et autant côté français, tuant des milliers d’oiseaux et inaugurant la longue série des marées noires. Enfin, en 1967, près de 10 000 personnes mouraient sur les routes, contre moins de 4000 aujourd’hui.

1967 ne fût donc pas de tout repos, loin de là, et pourtant nous y avons survécu et même plus : quelques mois plus tard, on était en 68, début de la parenthèse magique qui ne le fût pas pour des raisons matérielles, mais parce qu’un souffle de liberté et de croyance en un monde meilleur se substituait à l’impression de blocage et d’impuissance précédente. Si 2014 semble à beaucoup si lourde, ce n’est pas tant à cause de la crise économique, des guerres, ou du bouleversement climatique, qu’à cause du sentiment d’impuissance impulsé par la pensée dominante qu’il n’y a rien à y faire et que les remèdes appliqués - austérité, autorité, sécurité - sont les seuls possibles. A cause de la corruption de ceux qui nous gouvernent et de leur pathétique incapacité à imaginer d'autres solutions que celles pour lesquelles leur cerveau technocratique a été formaté. Incapacité à imaginer qui se traduit en incapacité tout court…

Les aigris qui colportent l’idée que « les jeunes ne s’intéressent plus qu’au dernier modèle d’i-phone » ont une bien piètre opinion de leur réussite en tant que parents. Heureusement, il suffit de regarder autour de soi les jeunes qui inventent d'autres façons de vivre, partagent leur logement, leur argent, leur boulot, leur voiture, leurs informations, se mobilisent contre le traité TAFTA, le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, la pêche destructrice ou le massacre contestable des bouquetins en Haute-Savoie, pour imaginer que ces jeunes pourraient bien, après la pesanteur de 2014 pas pire que celle de 1967, décider que cela suffit comme ça et suffa comme ci, et concocter un 2015 si vif, joyeux et innovant qu'il donnerait envie à la planète entière de cesser de se taper sur la gueule pour des questions de gaz, de pétrole ou de religion. C’est toute la grâce que je leur souhaite.


samedi 23 août 2014

Oncle DanDes nouvelles de Salinger

Avez-vous déjà lu une nouvelle de Jérôme David Salinger, ou, si vous préférez, J. D. Salinger ?

C'est quelque chose qui m'est arrivé très récemment. Un moment de lecture surprenant qui contribue tant à ce plaisir de lire. Mais commençons par le début. Autant vous dire d'emblée que je suis tombé sur Salinger par hasard. J'aime bien fouiner dans les librairies et je suis attiré par les nouvelles en raison de ma paresse naturelle qui m'interdit les longs romans où l'ennui me guette bien avant la page 99 (*).

Lorsque j'ai vu ce livre de Jérôme David Salinger intitulé "Nouvelles", j'ai tout de suite pensé à des nouvelles, car je suis une personne d'observation profonde et de déduction sûre. Il est vrai que Jérôme David Salinger ne s'est pas fatigué pour trouver un titre à son livre. D'ailleurs Jérôme David Salinger n'a jamais vraiment cherché à être publié et de très nombreuses nouvelles écrites de sa main ne sont toujours pas publiées à l'heure où je m'apprête à diffuser ce billet, car Salinger (je suppose qu'à présent, vous savez qu'il se prénomme Jérôme David) était un écrivain un peu particulier, qui n'a fait aucune apparition ni accordé aucun interview durant quarante années au cours desquelles il a refusé toute publication. La notoriété le fatiguait sans doute. Cette notoriété qu'il avait connue avec son roman"L'Attrape-cœurs" (titre original : The Catcher in the Rye).

J'ai donc fait l'acquisition pour un prix modique de "Nouvelles" publié dans la collection POCKET (n° 10031). Un livre qui ne dépasse guère les 280 pages dans un petit format, ce qui me va bien. J'ajoute ici, pour être tout à fait honnête avec vous, que le fait que ces pages soient en "papier fabriqué à partir de bois provenant de forêts gérées de manière responsable" n'a aucunement influencé mon choix. D'ailleurs, je ne sais pas ce qu'est une forêt gérée de manière responsable. Je suppose que l'éditeur, honteux de participer à la déforestation, essaie de se justifier, mais cette mention au début de l'ouvrage ne réduit pas les 80.000 km² de forêts qui disparaissent chaque année de la surface du globe, soit l'équivalent de l'Autriche, et cela depuis plus de quinze ans. (Une réflexion au passage qui devrait nous orienter vers le livre électronique. Fermons la parenthèse).

Avant d'atteindre, en page 27, le début de la première nouvelle, il faut également parcourir ou s'affranchir de la préface. Je n'ai aucune attirance pour les préfaces. Les préfaces m'ennuient. Je les parcours en diagonale et n'en lis la plupart du temps qu'une ou deux pages. La préface de "Nouvelles", écrite par Jean-Louis Curtis, ne fait pas moins de quinze pages ! Mes carences étant plus nombreuses que les étoiles du firmament, j'ignorais naturellement que Jean-Louis Curtis était le pseudonyme de Louis Laffitte, qu'il avait étudié à la Sorbonne, qu'il était agrégé d'anglais, avait obtenu le prix Goncourt en 1947 pour son deuxième roman, Les Forêts de la Nuit, et qu'il avait été membre de l'Académie française. J'en passe et des meilleures. Je n'ai donc rien changé à mon habitude de "sabrer" la préface pour atteindre au plus vite la première nouvelle intitulée "Un jour rêvé pour le poisson-banane".

Ne vous attendez pas à un résumé de ma part. Les nouvelles de J. D. Salinger ne se résument pas, c'est une de leurs caractéristiques. Le lecteur est angoissé du début à la fin, baigne dans un climat oppressant et trouble qui le tient en haleine. Je vous dévoilerai seulement que la fin est très surprenante. Tout allait (à peu près) bien jusque-là, alors je suis passé à la deuxième nouvelle, puis la troisième. Et bien, c'est plutôt déroutant ! J'avais l'impression d'aller nulle part, en m'égarant sans cesse avec de minuscules détails qui n'avaient absolument aucune importance. Alors je me suis dit "Mon gars (je suis assez familier avec moi-même), tu ne peux plus continuer comme ça, tu n'y comprends rien, il te faut une explication de texte". J'avais lu quelque part que les critiques de J. D. Salinger étaient très partagés, certains criant au génie alors que d'autres le traitaient de fumiste et de violoniste manchot.

Méfions-nous des verdicts péremptoires des critiques. Et s'il était un fumiste génial !?

Pour en avoir le cœur net, je me suis résolu, avant de poursuivre, à lire plus attentivement la préface de Jean-Louis Curtis. Elle est très éclairante et je ne saurais trop en conseiller la lecture, une fois n'est pas coutume. Elle m'a surtout rassuré. En effet, n'avais-je pas plus de bon sens qu'une boule de billard à ne pouvoir me détacher de ces histoires sans queue ni tête ? Mon esprit se retournerait-il sur lui-même et basculerait-il "comme un bagage mal attaché dans le filet d'un compartiment" (selon une expression de Salinger) pour que je me contente subitement de dialogues de sourds dont les interlocuteurs ne finissent jamais leurs phrases ?

La réalité est que l'on devient addict des nouvelles de Salinger parce que cet écrivain est extraordinairement habile. L'ambiguïté et l'insaisissabilité de ses histoires vous prennent en otage, vous entrainent sur des sentiers visqueux, vous font prendre des vessies pour des lanternes. C'est le jeu du chat et de la souris. Votre imagination tourne à plein régime. Vous aimez ces personnages pleins de tics et de gaucheries. Ils sont tellement normaux lorsqu'ils se grattent un petit bouton sur le mollet ou se font sauter un reste de nourriture entre deux dents. Ils sont tellement sympathiques, naïfs et fragiles que le lecteur se surprend à partager avec eux leurs inquiétudes et leurs énervements.

Mais avant tout, Jérôme David Salinger a l'art de vous faire imaginer l'innommable. Il sait comme personne faire osciller votre pendule intérieur entre la pire détresse et l’espérance la moins plausible, et finalement, il vous étonnera. Toujours.




(*)« L’éditeur anglais Ford Madox Ford (1873-1939) aurait un jour prétendu qu’il pouvait juger de la qualité d’un manuscrit à la lecture de sa seule page 99, comme un coup de sonde en plein cœur du livre ». (Lire)

mercredi 6 août 2014

Oncle DanLe mange grenouilles

1ère partie : Beaucoup de bruit pour rien

Actuellement, mes carnets sont pleins de phrases inachevées, suspendues, stoppées, telles des frégates qui attendraient une marée d'équinoxe pour se désensabler.

Cependant, étant un homme de parole, ma franchise et mon honnêteté (ainsi que beaucoup d'autres qualités que ma modestie m'interdit de citer ici) m'obligent à contribuer à la survie de Blogborygmes tenu à bout de bras par Andiamo, tel un étendard effrangé et fatigué par tant de batailles et autant de victoires, par tous les temps et à tous les temps.

Bien que redoutant l'apparition sur ce blog de mon avatar qui me fait passer pour un fou échappé de l'asile (comment ont-ils su ?), j'ai conscience que sa conception représente un investissement colossalpour l'équipe de Blogbo, au regard de mes deux petites participations qui se perdent dans l'épaisse couche du passé, puisque cela remonte aux 23 octobre et 23 novembre de l'année dernière. Rien le 23 décembre ni aucun autre 23 d'ailleurs.

Je suis donc allé à la pêche dans le vivier de ma mémoire. A la pêche à l'inédit (ou à l'e-nédit) en quête d'une histoire vécue, bien réelle, et de préférence incroyable. Et bien je peux vous dire que ça ne s'agite plus beaucoup dans le bocal.Que du jus de cervelle impropre à la consommation, du fâcheux, du gênant, du saumâtre et autres qualificatifs pleins d'accents circonflexes. En tout cas, rien de nature à sortir le lecteur de Blogborygmes de la torpeur où il végète.

Et puis, je me suis souvenu du Mange Grenouille. Bande de chanceux.

L'auberge nous avait été chaudement recommandée par la patronne du "Château de la Terrasse" (à Québec, juste à côté du château Frontenac). Elle est située dans la petite ville de Bic, en bordure de la Gaspésie et de la route.

C'est une grosse maison rouge cassis et framboise écrasée, surmontée d'un toit vert. L'entrée, protégée des intempéries par le balcon qui longe tout le premier étage de la bâtisse, bien que dissimulée en contrebas de la route derrière des plantes auxquelles on a savamment orchestré le désordre, se repère par les deux ifs d'environ trois mètres de hauteur qui l'encadrent, lesquels sont flanqués de deux grenouilles géantes dressées sur leurs pates arrières et tenant dans leur dos une espèce d'amphore. L'attention est également attirée par une collection d'énormes citrouilles orange vif.

Descendez quelques marches jusqu'à la porte d'entrée encadrée de deux lanternes d'époque. Un oiseau et un chat en pierre vous accueillent au pied d'une pancarte en fer forgé vous disant "BONJOUR". Vous apercevez des clochettes superposées, également en fer forgé, qui pourraient faire office de sonnette si elles n'étaient pas qu'un simple élément de décoration. Mais ce qui vous surprend avant tout, et vous n'êtes qu'au début de vos surprises, est un très vieux landau en fer et en bois avec une capote de cuir, oublié le long du mur près de la porte, dans lequel un baigneur en celluloïd plus que centenaire dort sous une maigre couverture. Le ton est donné. Avec ce petit côté "antiquaire", vous savez déjà que vous n'êtes pas devant une auberge ordinaire. D'autant plus que derrière les vitres, des masques barbus éclairés par des candélabres vous surveillent à travers une forêt de plantes vertes.

Poussez la porte recouverte d'une couronne de fleurs sur laquelle est écrit "Entrée des voyageurs" puis écartez l'épais rideau de velours noir et grenat qui forme un sas de protection contre les courants d'air. Alors, ainsi que vous le supputâtes un instant auparavant, chers lecteurs, et comme nous le supputâmes nous-même, nous pouvions affirmer en chœur avec l'énergie de cent mille chevaux vapeur, que nous étions dans une auberge extraordinaire.

J'ai bien conscience que je ne vais pouvoir vous donner ici qu'une idée bien fragile et incomplète de ce qui constitue l'auberge du Mange Grenouille, tant il y avait trop de choses à voir. En tout cas bien plus que deux yeux humains placés du même côté de la tête et servis par une pauvre petite cervelle-passoire peuvent emmagasiner.

Un petit salon baroque à gauche de l'entrée était constitué d'un canapé et deux fauteuils entourant un petit guéridon recouvert de dentelles ainsi que d'un piano droit sur lequel étaient posés quantité de bustes et statuettes. De riches et lourdes tentures encadraient les fenêtres. Chandeliers, lampadaires, multiples coussins, tapisseries gris-perle et épais tapis renforçaient l'impression de confort et de chaleur. De très nombreuses plantes, dont certaines étaient artificielles apportaient des touches de couleur sur le foncé des boiseries qui dominaient l'ensemble. Devant une fenêtre, une grenouille tenait à bout de bras des brassées de fougères.

De l'autre côté de l'entrée, en face de la réception de l'hôtel, était aménagé un coin bibliothèque, lecture, documentation touristique, livre d'or… Les nombreux livres anciens qui garnissaient la bibliothèque et paraissaient aussi précieux que le livre de Kells, étaient accompagnés, eux aussi, de statuettes, angelots, bougeoirs, baromètre, photographies d'ancêtres, chandeliers, pots-pourris, miroirs et fleurs, le tout sous le regard hautain de deux grenouilles jumelles en déshabillés et sandalettes rouges.

Nous n'avions pas réservé et la réceptionniste nous annonça qu'il ne restait plus que deux chambres sur les vingt deux que compte l'hôtel. La chambre des jeunes mariés et la chambre numéro 5, la chambre rouge. Nous avons opté pour la chambre rouge, allez savoir pourquoi. On nous conduisit jusqu'à notre chambre au premier étage qui faisait partie des chambres du "Haut côté". Il y a en effet quatre catégories de chambres à l'auberge du Mange Grenouille. Les chambres du "Haut Côté", du "côté cour", du "côté jardin" et du "grenier". Il n'y a pas deux chambres identiques et elles sont toutes décorées sur un thème particulier. C'est ainsi qu'il y a, par exemple, la chambre du peintre, la chambre de l'écrivain ou la chambre du pêcheur. La chambre rouge, quant à elle, est… rouge. On s'en rend compte dès le premier coup d'œil. Il n'y a pas tromperie. La tapisserie à losanges est à dominante rouge, la moquette est rouge, le lit à baldaquins est rouge, les tentures sont rouges, le ciel de lit est rouge, les rideaux sont rouges, les coussins sont rouges, les fleurs sont rouges, le napperon du guéridon est rouge. Tous ces rouges se marient bien entre eux. Il y a des tissus damassés, quelques brocarts et lampas et des velours de Gênes. La moire de ces tissus aux reflets changeants et chatoyants est du meilleur effet. Des fleurs, des photos anciennes, un peigne et des brosses côtoient sur une table de maquillage les bustes verdâtres d'un couple de singes habillés, perruqués et emperlousés. Des livres ont été déposés sur les chevets, les tableaux sont des reproductions de Renoir et Rembrandt et une paire d'antiques jumelles est posée sur une table à côté d'un bouquet de fleurs séchées. Lampes et éclairages indirects dissimulés derrière de fausses fenêtres participent à une ambiance raffinée et sophistiquée.

C'était parfait. Il ne restait plus qu'à aller chercher nos bagages dans la voiture. Nous quittons l'établissement par une petite porte latérale donnant sur un escalier en bois qui nous dépose au bord de la route. C'est précisément à ce moment-là que je l'ai entendu pour la première fois. Le bruit !

THE bruit.

Impossible de le situer quelque part. Impossible de déterminer d'où tombait ce bruit. Les voitures qui passaient ? Non, les voitures paraissaient normales. Ce camion qui s'approchait, peut-être ? Non plus. Ce camion, tout gros qu'il fût, n'était pas responsable. Un mariage devait s'approcher, sans doute, avec son cortège de tintamarres. Non, pas de mariage, pas de sirène, pas d'avion qui s'écrase. Rien. Pourtant, le bruit se renouvela, une fois puis deux, de plus en plus puissant, de plus en plus énorme, de plus en plus monstrueux. Un érable perdit ses feuilles. Au loin, les animaux du parc naturel de Bic se turent, ainsi que les animaux ont l'habitude de le faire à l'approche d'une catastrophe majeure. Les grenouilles stoppèrent tout coassement et les taons annulèrent tous leurs vols.

Mes chaussettes me lâchèrent et je dus tenir mon pantalon à deux mains. Ma vue se brouilla et de l'autre côté de la rue je crus apercevoir une dame entièrement déshabillée sous l'effet de l'énorme, formidable, extraordinaire vibration sonore. Une vibration qui se propageait jusqu'aux vêtements les plus intimes.

Il nous semblait que toutes les catastrophes imaginables (et même les autres) pouvaient s'abattre sur nous si ce bruit devait encore se répéter avec plus d'intensité, ce qui nous paraissait inconcevable. Je croisai le regard de ma femme, un regard où l'effarement tournait à plein régime. Des cercles noirs commençaient à se former autour de ses yeux et sa respiration eut intéressé un spécialiste de l'asthme. Elle prenait progressivement une teinte mauve et maigrissait à vue d'œil. (Je dus admettre ultérieurement que ce dernier point relevait davantage de l'impression que de la réalité).

Inutile de dire que l'on broyait une quantité assez considérable de noir et il ne fait pas de doute que si nous avions été des encornets, notre inquiétude aurait immédiatement déclenché une importante éjaculation d'encre noire.

Notre stupeur se mit à ignorer toutes bornes lorsque le bruit se répéta une troisième fois. Un bruit à être plaqué au mur et à chercher refuge sur un arbre ou un lustre, c'est selon. On se sentait aussi remués que des œufs battus en neige.

A un moment ou à un autre de leur vie, tous les individus sont amenés à coller leurs mains sur leurs oreilles. Pour nous, il semblait que ce moment soit venu, mais l'exercice était compliqué par le fait qu'il fallait en même temps tenir son pantalon et beaucoup d'autres choses encore.

Une épée de Damoclès est déjà désagréable quand on la voit (cependant, on peut encore espérerl'éviter avec un pas de côté au dernier moment) mais elle devient carrément insupportable quand on ne la voit pas. Malgré nos cellules grises en ébullition, nous ne savions à quoi nous attendre. Cela pouvait provenir d'une créature de Frankenstein, d'un quelconque King Kong, d'un brontosaure diplodocus sorti de Bic-Park, ou peut-être même d'un Transformer de l'âge de l'extinction, si les Transformers de l'âge de l'extinction sont bien ce que je pense qu'ils sont… Tout, vous dis-je.La lune serait-elle devenue couleur de sang, aurions-nous baigné dans une lumière de fin du monde ou la civilisation se serait-elle mise à trembler, que cela nous aurait paru compatible avec cet incompréhensible bruit. Mais rien de tout cela. Pas le moindre nuage dans le ciel et à part la dame nue de l'autre côté de la rue,personne ne s'alarmaitdu phénomène qui ne semblait incommoder que les animaux.

Pourtant, le monstre existait bien. Dissimulé jusqu'à cet instant par une abondante végétation, il surgit à cinquante mètres de nous et passa à grande vitesse en déroulant ses interminables anneaux de ferraille dans un infernal tohu-bohu de boggies de wagons.

Avant que ce vacarme ferroviaire ne s'évanouisse totalement, le gigantesque train de marchandises nous gratifiad'un ultime coup de sirène et sa corne de brume cracha une fois de plus ses terribles décibels à deux kilomètres à la ronde, provoquant un nouveau double-salto arrière de nos trompes d'Eustaches qui n'en pouvaient mais.

(à suivre)

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