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jeudi 26 mars 2015

BlutchLe Gor de Vauseyon

Je vous ai présenté naguère Gilles et ce qui est l’emblème du Pays de Vaud, la Venoge, ici.

C’est maintenant au tour du Seyon, la force motrice de toute une vallée du canton de Neuchâtel. Rivière au nom masculin car elle se conduit comme un torrent.



Petit cours d’eau sympathique d’ordinaire, il est capable de décupler de débit en un rien de temps au gré d’une averse un peu prononcée dans le Val de Ruz. Il devient alors conquérant et destructeur. Envahisseur des jardins qui le bordent, partant à l’assaut des caves des maisons du bourg. Il s’est même fait Terminator par un mauvais jour de 1579 où une crue sévère provoqua un barrage et une retenue d’eau en haut des Gorges qui traversent une cluse avant de déboucher sur les coteaux de Neuchâtel.
La pression de l’eau fit céder ce barrage improvisé qui ne devait rien à l’habileté des castors et une vague énorme dévala les Gorges, emportant nombre d’arbres avec elle, détruisant au passage les moulins construits pour utiliser sa puissance, détruisant aussi les ponts qui reliaient les deux parties de la ville et tuant les citadins qui n’avaient pas eu le temps de se sauver. Dans la ville, la vague atteignait le premier étage des maisons. (http://www.photos-neuch.net/Textes/inondation.pdf)

Sur son parcours, au débotté des Gorges et avant d’entrer dans la Neuchâtel historique, le Seyon passe par le Gor* de Vauseyon**. Une dépression du terrain qui en a fait une oasis de verdure, insalubre alors pour quiconque n’avait pas un besoin impérieux d’être en ce lieu.


* Un Gor est une retenue d’eau avant un moulin.
** Vauseyon (ou Vaulx Seyon en vieux français) c’est la vallée du Seyon.

Ce site a eu une vie très laborieuse depuis le Moyen Âge. Au début de l’usage de l’eau comme force mécanique, il a été équipé de plusieurs roues et moulins.
Le plus spectaculaire d’entre eux et seul survivant (au moins pour sa partie basse) est le moulin « de Chambrier, à droite sur la photo, avant la destruction en 1936 de ses parties hors sol. En arrière-plan, la Maison du Prussien.



La partie basse du moulin Chambrier, qui fut construit en 1614 dans la tranchée aux parois verticales.



En 1985, le lieu est racheté par un couple qui réhabilite la maison principale, dite Maison du Prussien et finance les recherches historiques sur l’ensemble du site, remettant à jour les vestiges des maisons détruites.

Des roues sont remises en place dans ce lieu sauvage, très loin de l’agitation de la ville.

L’actuelle roue du moulin chambrier :



... et son amenée d'eau. En arrière-plan, une roue à palettes posée sur le bief, donc sans chute d'eau.



A ce jour, il reste du moulin sa partie basse et la voute qui enjambe la gorge. Sur cette voute, les paliers des mécanismes du moulin n'attendent que de nouveaux engrenages...



Quelques vues du site qui, sur environ 300 mètres de longueur nous offre un sous-bois bucolique parsemé de roues à eau et de vestiges de l'ère pré-industrielle.

Le Seyon a été exploité à chacune de ses nombreuses chutes ou dénivellations importantes. Entre le moulin de Bayerel construit dans le haut Val de Ruz sur le premier saut du Seyon et le quartier de l'Ecluse à l'entrée de la Neuchâtel historique, il y avait 22 moulins sur son parcours. Il ne reste à ce jour que le moulin Bayerel et les vestiges du moulin Chambrier.





Il n’en demeure pas moins un lieu de calme et de détente, avec un resto plutôt bien coté.



La terrasse du resto...



... et le mur d'escalade qui la sépare de la civilisation.



Ce lieu, autrefois sauvage, est maintenant quelque peu cerné par la civilisation. Vu du ciel grâce à Gogol :



Blutch

samedi 21 mars 2015

FrançoiseVous faites quoi de votre vie ?

En 2012, j'avais passé quelques heures avec Patrick Viveret lors de la sortie de son livre « La cause humaine : du bon usage de la fin d'un monde. » Ce philosophe et énarque ne défend pas tel ou tel modèle de développement, mais pense plus important de prendre dans chaque modèle ce qu'il peut apporter de bonheur aux humains. Il sait dire aussi quelques vérités comme le fait qu'il n'y a pas de chômage parce qu'on est en crise, mais tout simplement parce qu'on n'a plus besoin de travailler autant et que c'est une bonne nouvelle !

Deux ans et demi après, cet entretien est rigoureusement actuel, alors je le réutilise, consciente que beaucoup ne l'avaient certainement pas lu. D'ailleurs, chaque fois que je vais faire un tour sur mon ancien blog Jouer au monde, je me dis que je n'ai plus rien à écrire : tout y est, et presque rien n'a changé dans le sens que j'espérais, hélas.



(Patrick Viveret) Imagine : entre 1960 et 2010, la productivité en France a quintuplé. Cinq fois moins de personnes suffisent pour créer autant de richesses qu'en 1960, où on ne vivait pas dans le dénuement, loin de là. Alors certes, en 2010 on a produit davantage qu'à cette époque, mais pas cinq fois plus. Conclusion : il est logique que les emplois disparaissent, parce qu'on a besoin de moins de gens pour produire.  Ça a permis de réduire le temps de travail, ce qui, jusqu'à ces dernières années, était considéré comme un réel progrès. En revanche, il y a plus de richesses qu'il n'y en a jamais eu sur terre, d'autant plus que la spéculation multiplie les sommes en circulation. Or 97% des échanges sur terre sont financiers et 3% seulement concernent ce qu'on appelle l'économie réelle. On croule sous l'argent ! 


On ne cesse pourtant de nous répéter que les caisses sont vides. Alors, comme dirait Mafalda : « il est où l'argent que les gens et les États n'ont plus ? »

Dans les paradis fiscaux, dans la fraude fiscale (évaluée à 35 à 40 milliards d'euros par an) dans la faillite des banques en 2008 : 800 milliards d'euros ont été déboursés en Europe pour « sauver les banques » qui avaient trop spéculé, moyennant quoi elles sont aujourd'hui florissantes et les États, donc les contribuables, qui se sont endettés pour les sauver ont la tête sous l'eau. Plus prosaïquement, en France, les exonérations de cotisations sociales, réductions d'impôts et niches fiscales ont coûté 100 milliards en dix ans. En dix ans également, 10% du PIB a été transféré des salaires vers les revenus du capital. Il y a des choses simples à faire pour remettre ce monde fou à l'endroit, avec des propositions concrètes, immédiates et supportables, déjà en vigueur dans d'autres pays. Il suffit de revenir à un peu de morale, de cesser de prendre l'économie pour un casino royal et d'appliquer les lois existantes.


On pourrait donc assurer à tous les citoyens du monde un revenu de base sans qu'ils travaillent ?

Pas tout à fait. Ne pas avoir d'emploi ne signifie pas être oisifs. Beaucoup de besoins humains essentiels sont satisfaits hors de l'emploi salarié. L'exemple ancestral est celui de la mère au foyer : sans contrat de travail ni salaire, elle assure mille fonctions sans lesquelles la société ne survivrait pas. Il serait normal qu'elle ait un revenu de base qui lui donne l'indépendance indispensable pour maîtriser sa vie.

Autre exemple : les retraités passent-ils leur temps assis dans un rocking-chair à contempler tristement la rue ? Pas du tout ! 50% des bénévoles des associations sont des retraités, sans compter ceux qui gardent leurs petits-enfants, s'occupent de leurs très vieux parents, écrivent et partagent leur expérience, voient leurs amis... Ils n'ont pas d'emploi, mais ils sont indispensables à la société, qui ne fonctionnerait pas sans eux, et ils peuvent le faire parce que leur retraite les délivre de l'angoisse matérielle. Il a été calculé qu'un homme de 76 ans travaillant 8h par jour, soit 1/3 de sa journée, n'a consacré en fait que 12 à 15% de sa vie à son emploi si l'on déduit les vacances, les jours fériés et quelques périodes de maladie ou de chômage. Devons-nous fonder toute notre existence sur 15% de notre vie ?



Tu prêches une convaincue, mais je connais des cadres chômeurs bien indemnisés ou des retraités aisés qui ont le sentiment de ne plus exister parce qu'ils n'ont plus de statut social.

C'est bien pourquoi, même s'il est important d'agir au niveau politique, il faut soi-même changer son regard sur le monde et découvrir que la gratuité et l'affectif apportent plus de bonheur qu'un statut prestigieux, dès lors que la survie matérielle est assurée.


Dans le magazine où je bossais, j'avais fait un article où je demandais aux gens ce qui les rendait heureux ou malheureux. Heureux : « j'ai promené mon chien au parc et respiré l'odeur d'herbe coupée », « une fille m'a souri, on a échangé quelques mots», « il faisait chaud, je suis allée me baigner à l'heure du déjeuner » « En cours de maths, j'ai vu une lueur de compréhension s'allumer dans l’œil d'un cancre». Les malheurs étaient tous liés à la vie de fous qu'on mène, genre : « je conduisais sur le périph, mon mobile a sonné, j'ai répondu, la voiture devant moi a pilé, paf ! Je lui suis rentré dedans... Résultat : tôle froissée, en retard au boulot et PV pour avoir téléphoné en voiture, vie de merde ! »
J'avais rédigé un encadré soulignant que le bonheur réside très souvent dans des sensations gratuites et des rencontres humaines, qu'aucun interviewé ne m'avait dit qu'acheter le dernier Iphone l'avait rendu heureux, alors que les (petits) malheurs découlaient d'une vie où on se laisse déborder par le temps et les objets. L'encadré et les exemples de malheurs ont  été supprimés, le papier réduit à quelques interviews mineures titrées : « Vos petits plaisirs ». Je me suis dit que pour être ainsi censurée, j'avais dû toucher quelque chose d'essentiel qu'il ne fallait pas dire...

Effectivement, dans une société basée sur le matériel, c'est carrément sacrilège ! Pourtant, tu as raison : il y a 12 millions de bénévoles en France qui, lorsqu'on les interroge, racontent le bonheur de rendre service, de se sentir utiles aux autres. Ils font un boulot essentiel, qui n'est pas un emploi. Comme beaucoup d'artistes, sans qui la vie serait si terne, et qui devraient pouvoir créer sans l'angoisse du lendemain, d'autant plus que la culture est une des meilleures réponses à la violence.


La musique adoucit les mœurs... et la fréquentation énorme des musées montre que l'art est un vrai besoin.

Et un plaisir ! Je prône le changement de société via le désir et le plaisir. L'écologie, si importante pourtant, a le tort de parler de façon restrictive : moins de ceci, moins de cela... en culpabilisant toute personne qui ne suit pas le dogme. Il faut insister sur le fait que jusque dans les années 70, on avait un mode de vie écologiquement soutenable et qu'on était plus heureux qu'aujourd'hui. Donner du sens à sa vie à travers des amis, des amours, des actions politiques ludiques, des jeux, une alimentation savoureuse et saine, des éclats de rire et des caresses, c'est faisable tout de suite.


Un lecteur de 63 ans m'avait écrit: « Je n'ai su aimer qu'à deux périodes de ma vie. Quand j'étais étudiant, disposais de temps libre et ne pensais qu'aux filles, et depuis que je suis en retraite avec ma troisième compagne. Dans l'intervalle, j'ai bossé comme un malade, divorcé deux fois et rendu deux femmes malheureuses, sans parler de mes enfants que j'ai à peine vu grandir. Alors je propose une première mesure : quand on va dans une soirée, les gens vous demandent toujours « que faites-vous dans la vie ? » et attendent en réponse une profession. C'est mal vu de dire « rien » ou « chômeur ». Désormais, je leur demanderai : « Que faites-vous de votre vie ? »


lundi 16 mars 2015

celestineLesbos

Ou la première fois que j'ai vu une fille nue...



Du temps de ma jeunesse interlope, les mœurs étaient largement plus libérées que de nos jours. J’entends par là… (oui je sais, d’aucuns diraient que par là on n’entend pas grand chose) mais quand même, j’entends par là que le politiquement correct n’était pas encore arrivé, comme maintenant, à régner en maître sur le PAF… L’État ne nous dictait pas encore notre conduite, on n’avait besoin de personne pour nous dire quand se laver les mains et sur quelle commode poser notre postérieur. La parenthèse enchantée (déjà pilule, pas encore sida) nous enrobait dans une bulle d’insouciance et de liberté, des fleurs plein nos cheveux et de la musique plein le cœur. On montait à pied sur les collines et on se retrouvait dans des maisons bleues dont les portes n’étaient jamais fermées. On connaissait le pouvoir des fleurs... C’est au nom de cette liberté curieuse et dénuée de toute lubricité que nous offrions des marguerites aux garçons qui nous plaisaient, c’était un code.

Un jour, dans une soirée, sur un tapis en pur chanvre des Indes, une fille m’offrit une fleur. Interloquée, je sentis d’abord un vieux relent de retenue judéo-chrétienne me taquiner la conscience. Mais mon côté aventurier anar prit vite le dessus, et je me dis que je n’aimerais pas mourir idiote. Car si de nos jours, l’angoisse existentielle est de vivre heureux, à l’époque l’ombre de cette terrible infâmie, « mourir idiote », guidait nos choix plus sûrement qu’un Tomtom. A dix-huit ans, en même temps, j’avais un peu de marge, mais on ne sait jamais. On n’est jamais à l’abri d’une attaque de typhus ou de fourmis géantes…

Je suivis Sapho, vaguement inquiète quand même, craignant de paraître un peu gourde, car je n’avais jamais « fait ça »… Je me retrouvai en deux temps trois mouvements en tenue d’Eve dans les bras blancs et fermes de cette prêtresse de l’amour libre.

Qui l’eût cru ? C’était une fille que je croisais chaque jour au lycée, et jamais je n’aurais imaginé la voir nue un jour, onduler comme une couleuvre de Montpellier à la sortie de l’hiver.

Je me souviens de sa peau de nacre, pâle comme les statues grecques en albâtre, et qui contrastait avec la pilosité d’un noir d’ébène de son triangle sacré. Je me souviens de ses sourcils à la Brooke Shields, de son rire en cascade. Elle avait l’amour gai. Sa peau était incroyablement douce. Elle me dit la même chose de la mienne. Nous nous accordâmes. Je basculai dans un monde étrange, vaguement saoulée, abandonnée comme un roseau au vent, me laissant investir telle une plage par la mer. Mais je me souviens aussi que j’eus moins de plaisir à inverser les rôles, que je fus une piètre conquérante, et que, légèrement écœurée par l’odeur fade de ses rivages, je bâclai ma partie et m'enfuis comme une voleuse… C’est ce soir-là, j’en suis certaine, que je compris, résolument, que je préfèrerais toujours les hommes. Et que mes voiles au vent avaient besoin d'un mât. Mon séjour dans l’île de Lesbos avait été de courte durée.

Il m’a laissé quand même la joie de n’avoir jamais regretté le voyage. Car je sais, de source sûre, que je ne mourrai pas idiote. C'est bigrement rassurant.

mercredi 11 mars 2015

AndiamoFlo

Pas de texte, une chanson, un portrait, un voilier. La mer n'a pas voulu de sa petite fiancée, le ciel oui...



2 versions du portrait de Florence Arthaud, l'une au crayon gras, l'autre réhaussée à l'aquarelle.,

'' (ch'tiots crobards Andiamo)''

dimanche 8 mars 2015

Oncle DanJe brûlais de vous le raconter... (suite)

Je vous racontais ici cette soirée glaciale du 14 janvier 1960 durant laquelle une aile de notre collège s'enflamma inopinément. Heureusement, ses imposants bâtiments en comptent six ainsi qu'il est écrit dans le livre de l'Apocalypse : "ils ont… six ailes, et ils sont remplis d'yeux tout autour et au dedans. Ils ne cessent de dire jour et nuit : saint, saint, saint est le Seigneur Dieu, le Tout-Puissant, qui était, qui est, et qui vient !"

On nous rassembla pour nous conduire dans un autre collège et nous partîmes en rangs par deux. La colonne s'immobilisa devant l'établissement qui devait nous accueillir, et l'attente commença.

Bien que la sonnette en ait été actionnée plusieurs fois, rien ne bougeait dans cette bâtisse. Le pion en soutane, qui nous avait conduit, frappa du poing sur la lourde porte en chêne (les lourdes portes sont toujours en chêne). Son insistance et ses appels finirent par réveiller un concierge bougon qui daigna montrer le bout de son nez à travers un judas placé à cet effet au milieu de la lourde porte en chêne. Apercevant de son œil torve une cohorte de zombies devant sa porte (lourde et en chêne), il pensa immédiatement à une plaisanterie, prononça quelques mots de mécontentement, et retourna se coucher.

L'attente continua devant la lourde porte, car où il y a du chêne, il n'y a pas de plaisir. A ces maux, le corbeau ne se sent plus de froid, ouvre un large bec, laisse tomber son effroi. Il y met tout son cœur, laisse parler sa douleur. Il articule si bien sa façon de penser, en y mettant les pleins et les déliés, que le cerbère en colère doit se relever. Il se met alors à déraisonner dans un français approximatif. Cela dure d'interminables minutes polaires, et, c'est bien connu, là où il y a des indigènes… Nous commençons à nous faire une idée de l'éternité lorsqu'enfin il se laissa convaincre de déranger son directeur. La pneumonie collective nous guette quand la lourde porte en chêne s'ébranle.

Il était plus que temps. Nous sommes quelques uns à jouer des castagnettes. Il nous faut encore attendre dans un couloir mal éclairé que l'on retrouve les clés d'un dortoir désaffecté à défaut d'être désinfecté. Mais enfin, il ne fait plus que moins dix au lieu de moins vingt. On a presque chaud lorsque l'on pénètre dans un ancien dortoir sous les toits (c'est fou ce qu'il peut y avoir comme dortoirs sous les toits !) où se trouve un alignement de lits, sans matelas, ni couvertures, ni draps, ni polochons, ni oreillers, ni tables de nuits, ni pots de chambre, ni pantoufles, ni pyjamas, ni sommeil ...

Le concierge, qui a perdu le sien, se montre à présent plus compatissant à notre égard. Dans la pénombre du couloir, quelqu'un aurait aperçu une étincelle de compassion au fond de son œil glauque. Moi, je n'ai rien vu, mais je vous rapporte ce témoignage pour la sincérité de mon récit. Je dois admettre que ce Quasimodo à la mine presque tibulaire essaye de se faire pardonner depuis qu'il a compris qu'il fallait une raison sérieuse pour qu'une soixantaine de potaches viennent se geler devant sa porte (en chêne) au milieu de la nuit.

Il est allé nous chercher des matelas et des couvertures. Cela lui prend un temps certain, insupportable après les attentes précédentes, un temps qu'il faut tuer. Pour cela, le pion nous raconte le voyage aux Baléares d'un groupe d'élèves du collège durant les dernières "grandes vacances". L'esprit d'émulation qui émaille chaque jour de l'année scolaire du jésuite doit être un mode de vie à développer même à l'extérieur du collège. Le jésuite en fait la promotion de jour comme de nuit, été comme hiver, durant les vacances aussi bien que pendant l'année scolaire. Un voyage que je pourrai aussi vous raconter car une fois de plus il démontre que "la vie a plus d'imagination que n'en portent nos rêves".

Permettez-moi plutôt de vous relater à présent comment tout cela a commencé.

Notre Seigneur, dans son infinie sagesse et sa grande bonté, avait posé son regard, ce soir-là, sur l'étudiant Jean-Claude, et l'avait choisi parmi tous pour qu'il participe activement à l'édification de la Sainte Église Catholique. Il avait chargé cette âme humble et généreuse de tourner une page du livre d'histoire des jésuites dans leur mission d'éducateur. Jean-Claude était le troisième fils d'une famille de six enfants dont le père était cultivateur sur les hauts plateaux du Jura, ou plutôt les plateaux du Haut Jura. Bon élève, travailleur et appliqué, il ne devait qu'à sa persévérance et à une bourse d'être là à préparer une licence d'allemand. Toutefois, cette bourse n'était que départementale et ne lui permettait pas de vivre, mais cela ne l'étonnait pas outre mesure puisque, pour lui comme pour les autres, c'était la bourse ou la vie. Les fonctions de pion qu'il occupait dans ce collège de jésuites lui offraient donc la vie en plus, puisqu'il était logé et nourri.

Nourri ? Le lecteur attentif trouvera certainement le mot exagéré et prétentieux. Logé ? Oui, mais dans quelles conditions et pour combien de temps encore ? Il disposait, sous les combles, d'une minuscule pièce mansardée, juste assez grande pour contenir son lit, une table de travail et une penderie dont le rideau effrangé dissimulait à demi une valise en carton et quelques vêtements. Livres et cahiers, documents, traductions et polycopiés débordaient des étagères fixées au mur, recouvraient le lit et jonchaient le sol. Ici, l'été, c'était l'enfer. Et le reste du temps, un petit poêle rond à sciure luttait péniblement contre les températures sibériennes de ce réduit visité sans façon par les vents du nord qui le narguaient en sifflotant.

Ah, les vents du nord ! Que n'évoquent-ils pas dans vos esprits éventés ? Enrico Macias, peut-être ? Mais passons. Pour l'instant, ils s'appliquaient à faire de cette nuit de janvier au ciel pur et sans nuage, la plus froide de l'année. Sans vouloir déflorer le sujet mais au risque de casser le suspens, autant vous dire tout de suite qu'ils y parviendront, chassant le mercure au fin fond des thermomètres.

Le sport cérébral que Jean-Claude pratiquait assidûment au milieu de son fatras de papiers ne le réchauffait que d'une manière très relative. Cette relativité le poussa à pousser le poêle poussif. Ce zozo sans souci lui servit un sceau supplémentaire de sciure sèche, ce qui mit le poêle de mauvais poil. Il était rouge de colère, le sanguin. Il fumait déjà à l'idée de ne réchauffer que sa proximité immédiate. S'il se fâchait pour de bon, des étincelles étaient à craindre.

N'y tenant plus, au bord de l'apoplexie ou de l'indigestion, il péta un coup, histoire de se soulager. Oh, pas bien fort, discrètement, pour ne déranger personne. Juste pour faire un peu de place, pour faire descendre la sciure. Juste quelques petites étincelles. C'est bien connu, ceux qui ne font pas de bruit sont les plus redoutables... Lorsque celui-ci parvint aux narines de Jean-Claude, il était déjà trop tard. Il avait une odeur de brûlé caractéristique. Le mal était fait. Le dessus de lit se consumait en dégageant une fumée noire et piquante. Du fait de l'absence totale d'équipement sanitaire sur place - faut quand même pas rêver -, il n'avait pas le moindre petit verre d'eau sous la main pour stopper ces velléités d'incendie. Jean-Claude hésita sur ce qu'il devait prendre pour étouffer les flammèches qui mangeaient son dessus de lit avec un appétit croissant. Son blouson ? Sûrement pas. Sa valise ? Elle était remplie de bouquins. Un dico ? Trop petit. Vite, vite, il fallait trouver quelque chose car le gourmand commençait à goûter de sa couverture. La fumée s'épaississait. Elle suffoquait Jean-Claude, tétanisé par la rapidité avec laquelle le sinistre s'étendait et s'amplifiait. Les nombreux papiers qu'il rencontrait lui donnaient une vigueur inattendue. Un million de scénarios-catastrophes traversèrent son esprit à la vitesse de la lumière. Devant la nécessité d'agir, désespéré, il prit son blouson et tapa à grands coups sur son lit qui crachait à chaque offensive de petites gerbes d'étincelles. Comprenant que cela ne suffirait pas, qu'il avait sous-estimé le danger, qu'il fallait être plus d'une personne - peut-être deux - il se dirigea vers le couloir, aveuglé par la fumée et freiné par des quintes de toux qui lui donnaient des envies de vomir. Il reçu l'air frais du couloir comme une délivrance, couru les dix mètres qui le séparaient de la chambre du père Étienne dans laquelle il s'engouffra, le souffle court, les yeux rougis et larmoyants.

- Il y a le feu. Je n'arrive pas à l'éteindre. Il faut donner l'alerte.

Sans attendre de réponse, il laissa le Père Étienne interloqué et perdu dans ses interrogations. Il dégringola les escaliers jusqu'au bureau du Préfet des études, en risquant dix fois la foulure sur les marches émoussées qu'il sautait quatre à quatre. Il pénétra dans la pièce sans y être invité, ce qui constituait en soi une circonstance aggravante à ses distractions précédentes. Le Père Chaumienne, honorable Préfet des études depuis quatre ans, allait remettre à sa place ce jeune freluquet dont l'impolitesse frisait le ridicule mais le jeune freluquet, décidément pétri d'inconscience, récidiva immédiatement en lui coupant la parole :

- Mon Père, il y a le feu, et je ne parviens pas à l'éteindre.

Inconsciemment, Jean-Claude était content d'avoir livré cette information comme on dépose une charge trop lourde qui sera prise en main par plus fort que soi. Ce soulagement dessinait sur ses lèvres un vague sourire que le Père Chaumienne prit comme une provocation supplémentaire. Décidément, ce dadais dément regretterait son audace dès demain. Serrant instinctivement les mâchoires, encore suffoqué par ce viol de domicile, il trouva juste assez d'air pour souffler :

- Où ?
- Dans ma chambre, enchaîna rapidement Jean-Claude, qui, bien sûr, brûlait d'impatience.
- Comment cela est-il arrivé ?

Cet être supérieur discutait pendant que la maison brûlait.

- Mon Père, venez vite m'aider !

Le Père Chaumienne prit conscience de la gravité de la situation au fait que ce godelureau, habituellement effacé, lui donnait des ordres à lui, Préfet des Études. Dont l'autorité faisait autorité. Dont la pupille dilatée pétrifiait d'ordinaire les plus audacieux. Il se leva, sans commentaire, et précéda Jean-Claude dans les escaliers.

- Comment cela est-il arrivé ? répéta-t-il.

Jean-Claude allait répondre lorsqu'un bruit de locomotive essoufflée l'interrompit. Ils aperçurent presqu'aussitôt le Père Étienne dont les cent kilos dévalaient l'escalier plus vite que ses courtes jambes ne l'auraient voulu. Le spectacle qu'il offrait apportait les réponses aux questions que le Père Chaumienne se posait. Ses petits yeux exorbités, au milieu d'un visage luisant et d'une belle couleur vermillon, exprimaient tout le désespoir du monde. Il passa à coté d'eux sans s'arrêter (l'aurait-t-il voulu qu'il n'aurait pas été en état de le faire, les freins ne répondant plus) en leur lançant un : "C'est foutu ! Vais prévenir les pompiers".

Pour des êtres qui ne croyaient qu'en Dieu, une affirmation aussi catégorique appelait une vérification immédiate. Cela paraissait incroyable. Cela n'avait jamais été. Saint Thomas ne l'aurait pas démenti. Pourquoi une telle épreuve ?

La fumée commençait à envahir le sommet des marches. Lorsqu'ils pénétrèrent dans le couloir qui menait au petit foyer de Jean-Claude, ils aperçurent derrière un épais rideau de fumée noire la lueur des flammes qui ravageaient sa chambrée avec la fureur du dragon.

- Mais enfin, Jean-Claude, comment cela est-il arrivé ?

mardi 3 mars 2015

AndiamoLa première fois

Vous vous souvenez la première fois que vous avez vu une femme nue ?

Je ne parle pas de celles que l'on voit dans les magazines que l'on tient d'une main. Quand j'étais ado, c'était "Paris Hollywood"... Vous ne vous souvenez pas, vous n'avez même pas connu, vous êtes trop petits !

Enfin brèfle comme disait Béru, pour moi, la prèmière fois que j'ai chouffé une schneck à loilpé, c'était à Cannes, j'avais quatorze ans, c'était l'été j'étais en vacances pour deux bons mois chez ma tante, des vacances magnifiques, j'y suis allé chaque année dès l'âge de treize ans, Pâques, plus grandes vacances ! La totale...

La plage sur la quelle j'allais c'était la plage publique, les autres étaient payantes, certains l'ont peut-être connue, avant 1973 date à laquelle la Croisette a été élargie afin de faire deux voies de circulation, ensuite des milliers de camions ont déversé du sable afin de redonner un peu de plage.

Cette plage publique en contrebas de la route comportait deux avancées en forme de proue de bateau, elle se trouvait face au palais des festivals, l'ancien palais, pas le "bunker" dégueulasse d'aujourd'hui ! A la destra de cette plage : "Cannes Beach" jouxtant la plage sportive, et sur Cannes Beach, un joli ponton de bois, amarré à ce ponton un canot "Riva" un superbe in board, ponté acajou, siège en simili blancs, des chromes partout !

Le propriétaire de ce magnifique canot - j'ai oublié son nom ! - était un petit gars frisé, bien bronzé, tu penses toute la saison à Cannes, et super sympa, j'aimais bien discuter avec lui.

Un joli après-midi, se présente une jolie naïade, vingt-cinq ans environ. J'étais très jeune, mais j'ai tout de suite remarqué que c'était un joli petit lot, du genre "je préfère sauter sur elle plutôt que sur une mine" !

Elle s'adresse au pilote du Riva et lui demande si elle peut faire du ski nautique.

- Mais je suis là pour ça, lui rétorque le capitaine Troy !

J'ai déjà pratiqué le ski nautique lui explique-t-elle, tout en dévoilant ses quenottes magnifiques.

Et là mon pilote lui demande :

- Ça vous ennuie si on emmène le môme ? dit-il en me désignant d'un coup de menton.

J'étais interloqué, je ne m'y attendais pas !

- Non pas du tout au contraire si ça lui fait plaisir, dit-elle en me gratifiant d'un joli sourire.

J'étais aux anges, une balade dans un Riva... Qui n'en a pas rêvé ?

La Demoiselle se prépare, les fesses posées sur la partie basse du ponton, la barre de bois reliée au canot par un bout' tenue fermement, les pieds chaussés des skis plantés dans l'eau, seule la partie supérieure émergeant, le Capt'ain' met les gaz et nous partons...

La jolie naîade s'en tirait bien, évoluant gracieusement dans le sillage du puissant canot, écume blanche bondissante sous les spatules de la skieuse, au loin dans la brume de chaleur, les îles de Lérins, derrière nous le Suquet.

Elle allait de gauche et de droite, coupant et recoupant son sillage, riant à chaque fois qu'une gerbe d'écume la mouillait.

Soudain - est-ce une faute de carre ? -, la voilà qui chute ! Le canot s'immobilise. Large demi-tour afin d'éviter que l'allonge ne se prenne dans l'hélice, puis le Capitaine rapporte la barre de bois à laquelle la skieuse se tient fermement.

Je m'en souviens comme si c'était hier, elle portait un joli BOKUNU... pardon Bikini, rose en nylon, c'était pratiquement les débuts de ce tissu révolutionnaire nous sommes en 1953 hein ? Le canot redémarre doucement, puis accélération, la jolie Demoiselle sort de l'eau spatules légèrement relevées, elle avait la technique assurément.

Et là tout à coup devant mes yeux étonnés, elle apparaît nue ! Le nylon mouillé sans doublure, elle était à poil ! Jolie bien sûr, et moi sans doute le menton pendant, je venais de prendre ma première leçon d'anatomie féminine !

jeudi 26 février 2015

BlutchGrand-père Emile, le rab

Andiamo l'ha richiesto a corpi ed a grida.**

Il y a donc une suite consécutive aux échanges de souvenirs avec mon frangin. Le début se trouve du côté de par là...


Une petite note de service à l'intention de France

Ce billet n'est pas du cru d'Andiamo, mais si c'est pour lui lancer des fleurs, j'accepte la méprise. Bisous


Une mise en garde importante

Malgré le côté « musclé » des colères du patriarche, n’allez surtout pas imaginer qu’il était violent, tout au contraire.
Il savait parler le langage de ses interlocuteurs, et c'est peut-être ce qui manque le plus dans la société actuelle.
Les flics voulaient du pognon, il leur avait donné des pains.
Les « protecteurs » de ces dames ne connaissaient que les baffes pour se faire entendre, en toute logique, il leur offrait une fantasia de phalanges.
Pour ses petits enfants, c’était un grand-père tout doux et tolérant qui apprenait à son premier "vrai" petit-fils de 5-6 ans (mon frangin était le premier à porter le patronyme) des chansons en italien qu'il chantait au bistrot, juché sur la béquille à Émile. Il alimentait ainsi sa crousille (tire-lire pour les étrangers au Pays de Vaud) avec la générosité des potes ritals du Grand-père.

Autrement, les annales familiales ne font mention que d’une colère noire contre sa femme.
Deux ans après la mort de mon père, sa jeune veuve avait fait la connaissance d’un compagnon, qui fut pour nous un bon père de substitution.
Un jour Émile s’étonne devant une de ses filles de ne plus voir sa belle-fille et ses petits fils au magasin (alors que nous y allions chaque semaine). Ma tante, qui était aussi la meilleure amie de ma mère, lui avait dit :
- « Si ta femme ne taillait pas des vestes à ta bru parce qu’elle a retrouvé un compagnon, tu les verrais toujours. »
Ce fut LA grosse colère d’Émile contre sa femme et ma tante fut chargée de dire à ma mère qu’Émile l’attendait pour lui présenter son compagnon.
Le jour dit, Émile va au bistrot pour discuter avec lui, et lorsqu’ils en ressortent, ils sont à tu et à toi, se soutenant l’un et l’autre pour avoir abusé de la dive bouteille. Mimile venait d’agrandir sa famille… Et Louise n’eut que la solution de se la coincer.


L’épisode de la fiancée

Fier comme d’Artagnan… comme Artaban, mon père se baladait dans le quartier du commerce familial (qui je le rappelle jouxtait celui des tapineuses) avec ma mère pendue à son bras.
Bon, il faut que je précise que si la famille Blutch entretenait de bonnes relations avec « ces dames qui montent », par contre, les relations ont toujours été tendues avec leurs « protecteurs ».
Et comme ces messieurs n’ont jamais compris qu’il valait mieux faire profil bas en face des Blutch (et même dans leur dos), il y avait quelques clash mémorables (l’épisode de la béquille, narrée dans la première partie, n’était pas un facteur d'amélioration de la communication non-violente dans le quartier).
Donc, mes parents se baladaient bras dessus bras dessous quand un mac va faire le malin chez le grand-père en lui disant :
- « Elle est bien roulée la poule à ton fils. »
Eh bien, croyez-moi si vous voulez, mais il n’aurait pas dû.
Mimile toujours prodigue de leçons de morale lui avait envoyé un quintet digital en aller simple et en direct au creux du menton en lui disant que c’est lui qui a des poules, mais que son fils a une fiancée…


Antoine

Sans ordre chronologique quelconque, mais dans le genre tout de même :
Après la mort de mon père, son frère Antoine avait repris le flambeau auprès du grand-père.
Il faut imaginer une camionnette déjà vieille dans les années 50 et un raidillon pas possible pour aller derrière la boutique. Un genre de truc comme les escaliers du sacré-cœur, mais sans les marches ni les barrières et à peine plus large que la camionnette.
Antoine monte le raidillon avec la pousse-poussive, et dans ce cas, mieux vaut ne pas s’arrêter pour éviter de devoir reculer jusqu’au bas de la côte pour reprendre l’élan nécessaire.
Un marlou marche dans cette ruelle et voyant la camionnette à Antoine, il ralenti son pas, juste histoire d’emmerder un Blutch.
Antoine avance jusqu’à pousser le type avec son pare-choc, pour qu’il se remue les miches. Il obtempère en se tirant sur le côté, mais il grimpe sur le marche-pied du bahut, il arrache la pipe à Antoine de sa bouche et la lui jette au visage.
André Morax** serait passé par là en ce jour, il aurait pu titrer sa pièce "les quatre doigts et le pouce (ou la main vengeresse)".
Un hématome oculaire périphérique plus tard, Émile reçoit les plaintes et menaces du mec à ses dames et il admet bien volontiers que l’asymétrie du visage n’est pas très heureuse. Il rectifie le déséquilibre en lui décorant le deuxième œil de la même façon en précisant que son fils avait eu ses raisons de le faire et qu’il ne voyait pas pourquoi il le désavouerait.
Encore un exemple qui démontre que si les proxénètes ont un certain don de persuasion avec les femmes, ils ne sont, en revanche, pas doués pour la communication verbale avec la gente masculine.


** Auteur dramatique vaudois, qui avait écrit "Les quatre doigts et le pouce (ou la main criminelle)" (satyre de pièces dramatiques et de l’esprit « vaudois »)

(Ça n’a rien à voir avec Grand-père, mais c’était la minute culturelle de Blogbo.)


Les lunettes

Grand-père Émile restaurait les objets achetés avant de les mettre en vente. Pour cela, il avait à l’étage un atelier avec quelques machines, dont une polisseuse à disques de feutre.
C’est comme une meule d’établi, mais la pierre abrasive est remplacée par un empilage de disques de feutre qui sont enduits d’une gomme.
Cette machine permet de rendre leur éclat neuf et brillant aux cuivres, laitons et bronzes ternis par l’oxydation et les salissures du temps.
Aujourd’hui, cette machine ferait hurler l’inspection du travail, mais nous sommes dans les années 50-60 et la mesure de protection la plus efficace restait d’être attentif à son travail. Je me rappelle l'avoir utilisée, et c'est ma fois pas plus dangereux que de faire de la haute voltige sans parachute.
Emilio et son fils ne pouvait pas tout faire à eux deux et les fracassés de la vie, les moitié infirmes, les chômeurs cherchaient des petits boulots pour arrondir les fins de mois. Grand-père était une aubaine pour eux (et ils en étaient aussi une pour Mimile.)
Ce n’était pas toujours des gens très assidus, ni très compétents. Dans une période de plein emploi, il y avait aussi quelques raisons pour qu’ils ne soient pas de la fête…
Un jour, il avait réuni sa polisseuse et un ouvrier journalier quelque peu distrait et dissipé. Émile travaillait tout à côté et l’ouvrier se tournait sans cesse vers lui pour causer malgré les mises en garde.
L’ouvrier eut une maladresse et la pièce qu’il polissait lui échappa des mains. Il se la prit dans la tronche et ses lunettes ne supportèrent pas le choc.

Explication assez orageuse entre deux versions de l’incident.
Version patronale : « Ça t’est arrivé parce que tu n’étais pas attentif à ce que tu faisais, c’est donc de ta faute. »
Version ouvrière : « Ça m’est arrivé parce que ta machine n’est pas aux normes (et oui, déjà à l’époque on nous faisait chier avec des normes…).
Chacun rejetant sur l’autre la charge financière du remplacement des lunettes.
Passé la colère, les esprits s’apaisent et Émile accepte de payer une nouvelle paire de lunettes à son ouvrier, admettant qu’il est en meilleure position financière pour en assumer les frais. Mais quand même, il ne faudrait pas que l’autre puisse croire qu’il a cédé.
De l’autre côté de la rue, il y a la boutique de l’opticien, celui où l’on va tout naturellement, sans imaginer qu’il puisse y en avoir une autre trois rues plus loin. La solidarité des commerçants de quartier était alors sacrée. Émile fait donc un petit mot pour le dit opticien :
« Bon pour une paire de lunettes EN FER. » dernière mention soulignée.
Ben oui quoi, faudrait pas croire que ce soit la faute à sa machine. Si les lunettes ont été cassées, c’est que c’était une merde pas solide et puis c'est tout.
Ou l’art de conjuguer le verbe : Tu as peut-être raison, mais je n’ai pas tort.


Le porte-monnaie

J’étais intrigué par le porte-monnaie du grand père. Un truc gigantesque avec le compartiment de la monnaie qui se déplie en l’ouvrant, comme les serveuses en ont dans les bistrots. Ce qui m’intriguait alors, c’était la chaîne qui le reliait au pantalon de son propriétaire.
Faut dire que tout se payait comptant et en espèces. Le porte-monnaie était donc parfois bien garni et attirait la faune qui gravitait autour de Grand-père. Une faune qui, dans la tradition ritale, partageait la vie familiale durant la relation de travail. Autant dire que parfois les tablées de midi étaient grandes.
Un jour, un des journaliers se lève de table pour aller, avait-il dit, pisser.
Mais un bruit insolite tire l’attention du patriarche qui surprend le gars avec, dans la main, la bourse qu’il avait laissée dans sa veste, au corridor. Ça non plus, il ne fallait pas le lui faire…
Connaissant l’abomination des Blutch à se faire rouler, il y a fort à parier qu’il y eut un bémol sur l’intégrité corporelle du type. Il eut, dès lors à éviter le périmètre d’influence d'Émile et c’est à dater de ce jour qu’un lien solide fut créé entre un porte-monnaie et son propriétaire. Lien qu’il garda jusqu’à la fin de sa vie.


Mais le plus beau reste pour la fin (provisoire) des souvenirs familiaux sur le patriarche.


La rixe

Ou l’histoire d’une inimitié qui dura plus de 50 ans.

Il faut tout d’abord planter le décor de base :
Nous sommes en fin 19ème siècle ou à l’aube du 20ème.
Ça se passe dans un canton catho et arrié…. Heu traditionaliste. La pédagogie à l’école attendra encore pas mal de lustres avant de pouvoir faire sa première et timide apparition.
Dans le collège fréquenté par Émile, il y a deux classes de mêmes niveaux scolaires.
A l’époque, une classe, c’est un clan et à chaque clan il faut un chef. Dans sa classe, c’est Mimile parce que c’est le plus fort et le plus courageux.
Dans l’autre classe, c’est Marcel.
A ce stade, il faut expliquer que le chef de la classe s’occupe des petits différends et problèmes que peuvent avoir les autres.
A l’époque, il n’y a qu’une façon de régler un problème : la castagne.
Cette tradition était partagée simultanément par les deux classes et fut pérenne durant tout le cursus scolaire. Émile et Marcel en venaient donc souvent aux mains et n’avaient guère d’autres moyens de communication.
Passé le temps de l’école, Émile va bosser sur des chantiers et y perd sa guibole.
De son côté, Marcel va bosser dans une menuiserie et il y perd un bras dans un accident.
Vingt ans plus tard et pendant qu’Émile turbine à son compte, Marcel trouve un emploi au journal la Tribune, où il s’occupe des commerçants qui assurent la vente au numéro.
Dans son magasin, Émile se dit que si les petits ruisseaux ne font pas forcément les grandes rivières, il ne sont pas à dédaigner en période de soif et il postule pour être dépositaire de la Tribune.
C’est Marcel qui arrive pour discuter…
Bon, disons que discuter n’est pas le terme le plus approprié, puisqu’il entre en matière en se foutant de la gueule à Émile, rapport au fait qu’il a besoin de vendre le journal pour boucler ses fins de mois.
Le béquillard et le manchot en viennent donc tout naturellement aux mains et très rapidement roulent à terre, bousculant les étagères de la boutique du Grand-père.
Une presse en bois s’évade du tablard qui lui était dévolu et tente, selon la loi de Newton, de rejoindre le plancher de vaches par le plus court chemin. Cet incident mineur arrive juste dans la phase où Marcel se trouve dessus Émile. Il a le bon goût d’offrir sa tête en amortisseur pour préserver l’intégrité de la presse qui se trouve ainsi stoppée net dans son parcours suicidaire.
Fin de l’explication à deux. Marcel pisse le sang et il est groggy. Ambulance, rapport de police et gros titre à la une : « Deux infirmes en viennent aux mains, un blessé ».
Cette dernière avoinée aurait pu être le point (ou poing ?) d’orgue d’une vie d’inimitié accidentelle, parce que due à leur fonction initiale de chef de classe. Mais le destin fut plus farceur.

Il y a une tradition en Suisse qui veut que les gens du même âge se retrouvent dans des sociétés de contemporains. Si les réunions hebdomadaires se passent au bistrot du coin à partager une agape, les jubilés sont l’occasion de grandes sorties qui se font parfois avec d’autres groupes pour rentabiliser les transports.
Pour fêter leurs soixante ans, la société de contemporains d’Émile s’était associée à celle où il y avait…. Marcel .
A cette époque-là, Émile est un antiquaire reconnu de la ville et Marcel avait un gros magasin de meubles neufs.
Le but du voyage en car était Florence. L’organisateur avait bien fait les choses, puisque chacun avait sa place définie dans le car. Ai-je besoin de préciser à côté de qui Émile fut installé… ?
Durant tout le trajet, ils se sont fait la gueule, ne décrochant pas un mot. Leur inimitié était si criante que personne dans le car ne pouvait l’ignorer, ce qui avait passablement plombé l’ambiance.
Arrivés à Florence, Émile et Marcel disparaissent du groupe et personne ne les revoit durant le séjour. Lorsque le car quitte Florence, c’est sans eux.
Grosse inquiétude dans le groupe, qui devient contagieuse dès que le car arrive en Suisse.
Il y eut encore deux jours d’angoisse avant que, chacun de son côté, ils regagnent leurs pénates respectives sans un mot d’explication à quiconque.
Leurs épouses n’eurent pas plus de justifications, mais durent tout de même avoir quelques idées puisque, chacune dans son ménage interdirent formellement à leur mari de revoir l’autre, l’accusant d’avoir détourné son cher et tendre époux de la vie sereine et vertueuse qu'elles leur imaginaient.

La somme des non-dits dans la famille laisse entrevoir ce qui s’était alors passé à Florence.
Le voyage eut lieu peu après la guerre. A cette époque, il existait encore à Florence des « Salons où l’on monte ».
Il y a fort à parier que les sexagénaires ont voulu une fois encore se mesurer, mais qu’ils ont changé de discipline sportive.
La boxe n’ayant jamais pu les départager, ils avaient probablement décidé de passer à l’escalade. Celle des monts de Vénus leur semblant mieux adaptée à leurs handicaps respectifs.
Leur disparition ayant duré environ une semaine, ça laisse supposer qu’ils faisaient encore preuve d’une forme... olympique.
Par contre, on ne saura jamais qui avait gagné cette ultime confrontation… L’omerta fut respectée et bilatérale. Mon frère avait eu l’occasion d’en parler avec le petit-fils Marcel , les faits sont confirmés avec le même constat dans chaque famille que tout ce qui est arrivé est la faute de l’autre. Chez les Marcel une même chape de plomb scelle leur ultime confrontation; mais je me plais à penser que le sang rital fut plus vigoureux que le sang helvète...

Blutch


** Andiamo l'a réclamée à corps et à cris.

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