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samedi 16 juin 2012

Scout toujoursDieudonné de Cayenne

Dès mon arrivée à Saint Laurent du Maroni en 1986, le hasard fit que je cotoyai le dernier bagnard vivant encore en Guyane. L'homme était d'origine polonaise, il était particulièrement attachant et s'appelait Icek Baron. Il faisait office de bibliothécaire à l'hôpital de Saint Laurent, sa minuscule bibliothèque se situait entre le dispensaire où je travaillais et le service de médecine tous deux établis dans les anciens bâtiments du bagne. Nous nous retrouvions souvent lui et moi dans sa bibliothèque et j'avais plaisir à discuter avec lui, friand que j'étais de ses vieux souvenirs, lui qui avait vu et vécu l'enfer terrestre qu'était le bagne.

Un jour, je me risquai à lui poser la question fatidique : "qu'aviez vous fait pour vous retrouver au bagne ?". Il me répondit qu'étant engagé dans la légion étrangère, son officier l'ayant frappé, il avait tout simplement rendu le coup !! En insistant un peu, je finis par lui faire avouer que l'officier en question était mort des suites de ses blessures. Et j'appris plus tard que ce fameux coup rendu était en fait un coup de baïonnette bien appuyé... Non sans humour, il se plaisait à invoquer que si son geste avait été commis quelques mois plus tard, on lui aurait remis une médaille, eh oui l'officier était allemand et l'incident s'était passée en 1914 !

Un autre jour, il me confirma ce que je savais déjà, à savoir que Papillon n'était qu'un imposteur, qui s'était borné à se vanter des exploits de ses co-détenus, et surtout des exploits de l'un d'eux qui s'appelait Eugène Dieudonné. Ce nom m'interpela et je voulus en savoir plus. Alors Icek consentit à me raconter l'histoire de son camarade qui avait été emprisonné un an ou deux avant lui. Dieudonné était un anarchiste ami de Bonnot, le célèbre chef de bande qui terrorisa Paris dans les années 1912. A l'époque, un hold-up à main armée venait d'avoir eu lieu à la société générale de la rue Ordenner. La victime, un convoyeur de fonds, avait été blessée par arme à feu par un individu masqué qui était gaucher. Bonnot était anarchiste, et les brigades du Tigre qui n'y allaient pas par quatre chemins décidèrent d'arrêter tous les anarchistes sans faire de détail. Dieudonné était du nombre et fut reconnu par le convoyeur de fond, on se demande comment puisqu'il était masqué. Il cria son innocence, lui qui était droitier et qui avait un alibi (il était chez sa mère en banlieue parisienne au moment des faits). Il fut innocenté par Bonnot et par Callemin, tous deux étaient d'accord, c'était Garnier qui avait tiré. Néanmoins, devant l'insistance du témoin, Dieudonné fut condamné à mort puis gracié par Raymond Poincarré et sa peine commuée en travaux forcés. Au bagne, Il était devenu un détenu exemplaire malgré ses velléités à vouloir s'évader (1). Un jour qu'il était détenu aux îles du salut, il avait réussi une évasion spectaculaire, seul parmi les requins, sur un radeau fait de noix de coco et de troncs de bananiers, il avait regagné la rive. Malheureusement les courants ne furent pas favorables et il fut repris peu de temps après près de Kourou.

L'histoire commençait à me passionner et je pressai Icek de me raconter la suite. Il était tard, mais Icek se mit en tête de me raconter les deux dernières évasions de Dieudonné, celles qu'il connaissait le mieux. Une évasion, ça se prépare, pour cela, le plan est indispensable : le plan c'est une espèce de petit étui à cigare que les détenus cachent dans leur fion et qui contient une lame de couteau, une lime, et toutes leurs économies en billets roulés et en or. Les bagnards vendaient leur ration de pain pendant plusieurs années pour financer une évasion qui échouait la plupart du temps. Dieudonné avait organisé la sienne au village chinois de Cayenne qu'on appelle maintenant Chicago, près du lieu où je me suis fait agresser. Le rendez vous avec le piroguier avait eu lieu dans un bordel chinois. Dieudonné ne s'était pas laissé distraire par la pute chinoise qui cherchait à lui faire dépenser son argent, la "Belle", la vraie, celle qu'ils aiment plus que tout avait un autre charme que cette gourgandine un peu fanée. Rendez-vous est donc pris sur la crique Mahury avec quatre autres détenus. Les six hommes pagaient de nuit dans la pirogue et ne tardent pas à être enveloppés d'une nuée de moustiques qui ne les lâchera qu'à l'aurore. Quatre fois ils essaient de gagner la haute mer, mais quatre fois ils sont ramenés par le courant sur les sables mouvants. Enfin, après des efforts héroïques, ils finissent par réussir à franchir la barre, puis le piroguier hisse la voile, et voila nos lascars poussant des cris de joie en route vers la liberté. Le lendemain, ils essuient une tempête et la pirogue chavire. Chacun doit regagner la rive à la nage et traverser les sables mouvants. Pour avancer dans les sables mouvants sans s'enfoncer, il convient de marcher avec les jambes repliées et retirer ses jambes doucement, Icek me montre le geste. Malheureusement, l'un des évadés, moins adroit que les autres s'enfonce un peu plus à chaque pas et avance très lentement. La marée monte et le submerge peu à peu. On ne lui voit que les épaules, puis la tête, et lorsque seules les mains dépassent encore appelant au secours, le spectacle devient insoutenable. Dieudonné cherche à le secourir mais n'y parvient pas, c'est la fin. Arrivés à terre, le piroguier leur promet d'aller chercher de l'aide, mais les abandonne purement et simplement. Que faire, rentrer au bagne pour subir une peine de cachot, ou essayer de survivre en forêt, en proie aux chasseurs de prime, au risque d'y laisser sa peau? Deux d'entre eux préfèrent rentrer et Dieudonné reste seul avec un autre, vivant de cueillette et de pêche, dans une cabane au milieu de la forêt.

Mais il est très tard et je vois que Icek est fatigué. Je lui propose de remettre la suite de son récit au lendemain. Le soir suivant, il reprend son histoire : Dieudonné décide d'organiser une nouvelle évasion. Pour cela, il faut trouver d'autres détenus avec de l'argent. Ils ne tardent pas à se manifester et Dieudonné les enrôle avec un autre piroguier réputé meilleur marin que le précédent. Cette fois, la pirogue file vers l'est en longeant la côte. Après sept jours de mer, ils arrivent au Brésil. Enfin finie la peur d'être abattus comme des chiens par un chasseur de primes. Les quatre hommes débarquent et font 60 kilomètres à pied à travers la forêt amazonienne, rongés par le paludisme. L'un d'eux est blessé à la jambe, la gangrène s'installe, sa jambe empeste, mais à force d'efforts surhumains, ils arrivent tous quatre épuisés à Santa Isabel, vendent leurs dernières pépites pour se payer un billet de train jusqu'à Belem où ils arrivent en plein milieu du carnaval, portant leur camarade mourant sur leurs épaules et prétextant qu'il aurait bu un coup de trop pour n'être pas démasqués. Les voila inondés de confettis, baignés dans l'euphorie générale, jusqu'au domicile d'un ancien ami évadé, mais le blessé décède. Quelques mois après, les deux autres sont dénoncés, repris et extradés. Dieudonné reste libre. Il ne tarde pas à trouver du travail (il était ébéniste) et gagne honnêtement sa vie. Tellement honnêtement, que lorsqu'il est enfin reconnu à son tour, les brésiliens prennent sa défense et refusent de l'extrader. Il ne consentira à rentrer en France qu'à la condition que son procès soit révisé, ce qui finit par avoir lieu. Dieudonné sera réhabilité et retrouvera les sien pour mener une vie de famille paisible jusqu'à sa mort en 1944. Icek Baron vivra plus que centenaire jusqu'au début des années 90 : il n'avait pas revu la France depuis presque 80 ans.

Un jour, un médecin de Saint Laurent eut la néfaste idée de lui organiser un retour en terre natale, Icek ne reconnut pas son pays, il ne supporta pas le choc et décéda quelques jours après...



(1) Le bagne est "abominable", disait Dieudonné, et ses mœurs y sont abjectes, on y dépense toute son énergie à s'extraire du vice. La malaria et les mauvais traitement faisaient osciller le taux de mortalité entre 10 et 20% par an. Le bagne sera fermé en 1938.


Veuillez me pardonner mais j'ai écrit ce texte de mémoire, je ne suis pas certain de tous les détails.

mercredi 13 juin 2012

AndiamoVie privée...

Je lis beaucoup de blogs, certaines et certains s’y confient, dévoilant des pans de leur vie privée. Des épisodes tellement intimes que parfois j’en suis bouleversé… Mais oui !

Alors en accord avec moi-même, j’ai décidé de me foutre à poil et de TOUT vous dire, et ce sans la présence d’un avocat.

1) Je suis l’enfant caché des amours adultères de Georges Clémenceau et de Mata-Hari

2) Marie Laforêt ne m’a jamais violé, hélas ! Et je le regrette sincèrement… Marie, si tu me lis…

3) Je n’ai JAMAIS pratiqué d’attouchements sur le curé qui me faisait le catéchisme. D’abord il sentait l’ail, je n’aimais pas sa tonsure. Enfin, retirer les 33 boutons de sa soutane, c’était trop long !

4) C’est moi qui ai caillassé le greffier de la mère Méheux dans mon quartier quand j’étais minot, au motif : il m’avait regardé bizarrement. Faut dire que le rouquemoute en question, avait un œil qui jouait au ping-pong, et l’autre qui comptait les points !

5) La lettre anonyme envoyée au mari de la pionne qui m’avait injustement collé, et dénonçant les amours coupables de l’icelle avec un éboueur Africain du Xème arrondissement … C’était moi !

Ironie du sort, je ne le savais pas, mais c’était vrai ! Sauf que ça n’était pas un éboueur Africain, mais la femme du secrétaire de mairie du même arrondissement, comme quoi : secouez le cocotier, il en tombera toujours quelque chose !

6) Et enfin le plus dur à avouer : nous sommes responsables du malaise de notre copain Lulu ! Suite à un pari stupide, nous nous étions enfermés dans la cave de « jambe de laine », not’pot qui boitait un peu, suite à une mauvaise chute depuis un wagon de marchandises, qu’il avait voulu prendre en marche, alors que le convoi était fort ralenti.

Nous étions donc dans cette cave, et nous décidons de faire un concours de pets ! Qui n’en n’a pas fait ?

P’tit Claude, Coco, Roland, Jambe de laine et moi-même attaquons, respectueux des usages, chacun notre tour…

J’avais dû bouffer la veille un truc assez violent, genre suprême de rognures à la va t’faire, ou de la ragougnasse de tétons de négresse, voire même un sorbet de ragout de putois…Toujours est-il que les caisses que l’on balançaient fouettaient grave comme on dit de nos jours.

Ça schmouttait vilain dans l’étroit réduit chichement éclairé par une ampoule couverte de chiures de mouches ! Soudain, on a vu not’ pote Lulu chanstiquer, les gobilles à la retourne, la gerbe fuser telle un V1, et me passer à deux doigts des ribouis !

Panique ! On l’a sorti dans la cour du tout petit immeuble (deux appartements seulement). Avec nos tire-moelles, on le ventilait copieusement, histoire de lui fournir de l’oxygène.

Alors tout doucement il a commencé à cligner des yeux, le rose est revenu sur ses joues, et nous on a poussé un OUF de soulagement !

Et puis une bonne nouvelle : depuis peu, je suis le Papa d’une petite Giulia…Mais oui !

Allez j’ai bien déliré, tout est faux bien sûr, sauf pour le chat de la mère Méheux !

dimanche 10 juin 2012

Saoul-FifreNulle verge

Ce contrepet sur son nom peut avoir un sens si l'on se rappelle que sa cousine Caroline a refusé de l'épouser, elle dont il était amoureux depuis leur plus jeune âge. L'aurait-elle essayé, et en fut-elle déçue ?

Et pendant que j'y pense, Tant-Bourrin ne l'aurait-il pas déjà utilisée, cette contrepèterie si évidente, dans ses "Brouillons de culture" ? Vérifions. Et merde ! Bien sûr : et dès le premier, je l'aurais parié ! Mais pourquoi faut-il que je me fasse doubler systématiquement par cet Anquetil de l'intellect et que je me retrouve systématiquement dans la position du suceur de roue, éternel "ce con", genre "la poule, y dort"... Tiens qu'est-ce qu'elle devient, celle-ci, d'abord ? (Je me bofise à une vitesse, moi ? Ça fait peur ...)

Bon je ne m'appesantirai pas sur l'organe sexuel de Jules Verne ni ne relèverai plus avant l'absence d'intérêt à en évoquer la pertinence comme biais pour aborder son génie littéraire.

On peut gloser sans fin sur ses influences : Wyss et son Robinson suisse, Daniel Defoe, Fenimore Cooper, Edgar Poe, Victor Hugo... mais force est de reconnaitre qu'il a su se créer son propre créneau, inclassable, irréductible à un domaine étroit mais toujours habité par un souffle épique inégalé et un sens du suspense de quasi-thriller. Si influences il y a, elles sont clairement assumées. Mathias Sandorf, dédié à Alexandre Dumas père, est à peu de choses près une déclinaison-hommage au "Comte de Monte-Christo". "Le sphinx des glaces" est tout simplement la suite des "Aventures d'Arthur Gordon Pym", de Poe.

Un mythe à qui il convient de tordre le cou sans plus attendre est celui qui affirme que seul son frère Paul, officier de marine, aurait voyagé et rapporté à son frangin toutes "ses" idées. Non, Jules n'est pas resté le cul collé sur une bite du port de Nantes. Il a même pas mal baroudé dans le monde entier, mais ce qu'il aimait par dessus tout, c'était les voiliers, et il en eut trois avec lesquels il cabota en France et en Europe du Nord.

Par contre, c'était un gros bosseur qui nous a pondu 62 romans, 18 nouvelles, des poèmes et de nombreuses pièces de théâtre, son premier domaine d'activité. Cancre scolaire, il déçoit son père qui aurait bien vu son ainé reprendre la charge d'avoué paternelle, ça se faisait en ce temps-là. Enfant critiqué, moqué, une vie entière à courir après la gloire (on ne compte plus ses demandes recalées pour rentrer à l'Académie) ne lui suffira pas pour se sentir "justifié", autorisé dans son choix de vie. Il sacrifiera sa vie de couple et l'éducation de son fils unique Michel à cette ambition littéraire dévorante.

Le résultat, et la seule chose importante, finalement, sera cette œuvre immense qui part dans tous les sens et où il y a très peu de déchets. Je n'ai pas lu tous ses 62 romans, comme je l'ai un peu imprudemment écrit dans ce billet mais une très grosse partie. C'est qu'il faut les trouver !

Son fond de commerce principal était cet espèce de balbutiement de science-fiction. Il y excellait, accumulait de la doc technique, se tenait au courant des dernières découvertes en réactivant ses réseaux d'informateurs. Ses héros sont ingénieurs, professeurs, journalistes, scientifiques. Son XIXième siècle est celui de la raison, de la confiance dans le progrès. La science va aplanir toutes les difficultés, apporter le bonheur. L'énergie inépuisable du futur, gratuite et propre, ce sera l'électricité, produite autour de l'hydrogène et de l'oxygène. Les classes sociales ne sont pas un problème pour Jules Verne : les citoyens sont solidaires et égaux, quelque soit leur niveau de formation ou leurs origines. Verne est un anti-esclavagiste convaincu, politiquement, il était rad-soc. Elu de sa ville d'Amiens, il y a construit un cirque dans le but de sédentariser des gens du voyage, ce qui était assez couillu pour l'époque.

On ne peut pas dire qu'il ait vraiment fait œuvre de prophète. Il a simplement fait des gammes et imaginé des applications à partir d'inventions juste nées. Par contre, ses romans sont admirablement construits, passionnants, dépaysants au possible. L'avenir est ouvert, le positivisme lumineux de Verne fracture des portes fermées jusqu'alors. Il parait que vers la fin de sa vie, son œuvre se fit plus noire et que son éditeur Hetzel s'arrachait les cheveux et devait le caviarder sévère.

Perso, je n'aime jamais autant Verne que lorsqu'il délaisse sa SF pour faire des incursions dans le lyrique, dans l'humain, le sentiment. Michel Strogoff, Un capitaine de quinze ans, Les tribulations d'un chinois en chine, Deux ans de vacances, Le château des Carpathes...

Même si je garde une fidèle tendresse pour "Vingt-mille lieues sous les mers", le premier Verne que j'ai lu, au primaire, et pour sa suite, bien sûr, "L'île mystérieuse", ma robinsonnade préférée, et de loin !

jeudi 7 juin 2012

Tant-BourrinForce de rappel

« Mais qu’est-ce que j’ai bien pu faire hier ? Je me sens tout courbatu. »

Il s’étira longuement, jusqu’à en faire craquer ses articulations, pour essayer vainement de chasser la douleur, puis posa doucement la main vers l’autre bord du lit.

Rien. Des draps froids. Odile s’était donc déjà levée ? Il n’avait rien entendu. Bah, rien d’étonnant : vu l’état de son dos, il avait dû travailler bien dur la veille et dormir comme une souche.

Maintenant tout-à-fait éveillé, il guetta les bruits de la maison. Le silence lui sauta aux oreilles.

« Odile sait que j’étais fatigué, elle doit prendre grand soin à ne pas me réveiller. »

Il se leva finalement, revêtit sa robe de chambre et entreprit de descendre au rez-de-chaussée. Le couinement des marches de l’escalier sous ses pas déchira le voile cotonneux qui semblait jusque-là envelopper ses tympans.

L’obscurité de la cuisine figea son sang dans ses artères. Il alluma, avec l’ultime et dérisoire espoir qu’Odile fut soudainement atteinte de nyctalopie. Personne.

« Mais où donc était-elle passée ? Où se cachait Odile ?... Odile ! Odile »

Le trop-plein de ses pensées s’était déversé dans sa gorge : il hurlait maintenant le prénom de son épouse dans la maison, mais ses appels ricochaient sur les murs sans obtenir de réponse.

De plus en plus fébrile, il inspecta toutes les pièces. Rien. Désespérément rien. Ses affaires étaient pourtant encore là, bien rangées dans la vieille armoire en chêne. Bon sang, il lui était arrivé quelque chose ! Quelque chose de grave, même ! Ça ne lui ressemblait pas de disparaître ainsi, sans un mot, sans rien emmener avec elle !

Plus mort que vif, il s’habilla à la diable et sortit dans la rue. Une seule pensée occupait désormais son esprit : trouver de l’aide. Que l’on organise des recherches. Que l’on lance des appels à la radio et à la télévision. Que l’on mobilise l’armée s’il le fallait. Mais qu’on lui ramène son Odile.

C’est dans un état d’agitation extrême, suant, hoquetant, qu’il débarqua dans le commissariat de police du quartier. Il alpaga le planton de service :

- S’il vous plaît, Monsieur, ma femme a disparu, il faut la retrouver ! Il est sûrement arrivé quelque chose de grave !

Le policier leva le nez du magazine « Auto Plus » dans lequel il était plongé, découvrit son visiteur et laissa échapper un soupir las.

- Monsieur Lesgaret, encore vous !
- Heu… oui, c’est bien moi. Vous me connaissez donc ?... Mais peu importe : il y a urgence, je viens signaler la disparition de mon épouse Odile.

Un nouveau soupir filtra de la bouche de l’agent.

- Écoutez, Monsieur Lesgaret, je pense qu’il n’est pas utile d’établir une déposition.
- Hein ? Mais pourquoi donc ? Mais vous ne comprenez pas : ma femme a disp…
- Monsieur Lesgaret, gardez votre calme, je vous en prie, et écoutez-moi. Quel âge avez –vous ?

La conversation prenait un tour étrange qui le laissa pantois. Il marqua un temps d’hésitation.

- Eh bien… heu… j’ai 35 ans. Mais pourquoi cette question ?
- Monsieur Lesgaret, asseyez-vous tout d’abord, je ne voudrais pas que vous vous trouviez mal en entendant ce que je vais vous dire.
- Mal ? Mais… Vous l’avez trouvée ? Elle est… morte, c’est ça ?
- Monsieur Lesgaret, ce n’est pas la première fois que vous venez nous voir pour la même raison. Les premières fois, nous avons enregistré votre déposition et vérifier votre état-civil : vous n’avez pas 35 ans, vous en avez 76 !
- Quoi ?

Le pauvre homme, subitement très vieux et usé, se tassa sur sa chaise sous le poids de la révélation.

- Monsieur Lesgaret, ne le prenez pas mal, mais vous perdez un peu la tête. Vous souffrez de la maladie d’Alzheimer et vous perdez peu à peu vos souvenirs, en partant des plus récents.
- …
- La dernière fois, vous êtes déjà tombé sur moi, et vous m’aviez dit avoir 42 ans.
- …
- Ne vous en faites pas. Vous allez rentrer chez vous. Vous avez une aide à domicile qui passe deux heures par jour, tout va bien se passer. Mais il faudra peut-être que votre médecin songe à demander votre placement dans une maison de retraite où l’on pourra s’occuper de vous, pour votre bien, hein !
- …
- Allez, Monsieur Lesgaret, il faut y aller. Vous savez toujours où se trouve votre pavillon, hein ? Ça fait cinquante ans que vous y habitez, vous n’avez pas oublié ?

Encore abasourdi d’avoir pris quarante ans en cinq minutes, il répondit d’une voix blanche :

- Non, non, ça va, je vais retrouver mon chemin.
- Parfait ! Bonne journée, alors !
- Mais… heu…
- Oui, quoi ?
- Mais alors, ma femme ? Elle est…

Le policier soupira, usé de rejouer encore la même scène que les fois précédentes.

- Oui, désolé de vous l’apprendre, ou plutôt de vous le réapprendre : Madame Lesgaret est décédée voici plus de quinze ans.
- Oh mon dieu ! répondit le vieillard dans un sanglot, avant de se prendre la tête entre les mains.
- Condoléances. Mais c’est de l’histoire ancienne, Monsieur Lesgaret, il y a longtemps qu’elle ne souffre plus.

Un quart d’heure plus tard, le vieil homme retrouva suffisamment d’énergie, affirma-t-il, pour regagner son domicile.

Chemin faisant, plus voûté que jamais, ses pensées s’entrechoquaient, prises dans la tempête de ses émotions.

Odile. Morte. 78 ans. Enterrée. Seul. Vieux. Quinze ans déjà. Silence. Désespoir. Odile.

Il comprenait maintenant la cause de ce qu’il prenait pour des courbatures : les douleurs de l’âge.

Odile. Police. Perdue. Jamais. Tristesse. Souvenir. Odile. Partie.

Il faudrait qu’il suive les conseils du policier et qu’il demande à son médecin de le… heu… Zut, de le quoi au fait ? Il avait oublié !

Odile. Partie. Seul. Attente. Peut-être. Odile.

Tiens, voilà le soleil qui pointait son museau à travers les nuages. Qu’il était agréable de le laisser courir sur sa peau ! Quelle bonne idée d’être sorti prendre l’air ! Pour quelle raison, d’ailleurs ? C’est ballot, ça, il ne s’en souvenait plus !

Odile. Absente. Maison. Manque. Bientôt. Soleil. Odile.

Il se sentait bien. Il faisait doux. Il avait trente ans et la vie était belle.

Odile. Amour. Douceur. Caresse. Passion. Odile. Amour. Odile. Odile. Odile.

Il pressa le pas. Il lui tardait de rejoindre Odile à la maison.

lundi 4 juin 2012

Scout toujoursLe bonheur sur Facebook

DUGLAND : POUR VIVRE HEUREUX, VIVONS NOS PASSIONS AU PRESENT

GLANDU : Yes, carpe diem !!!

DUGLAND : Décidément, les grecs ont tout inventé.

GLANDU : C"est vrai mais aussi les romains.

DUGLAND : Excuse-moi, mais comme la plupart des gens tu fais un contresens : dans l'esprit d'Horace, carpe diem voulait dire "tu es mortel ton bonheur présent est éphémère" et non pas le traditionnel "jouissez sans entraves", d'autre part, Horace avait appris la philosophie à Athènes, les romains ont tout repris des grecs, et nous par la suite...

GLANDU : Mais non, pas du tout de contre sens en ce qui te concerne, puisqu'en tant que jouisseur émérite la passion et le bonheur ne font qu'un pour toi. N'est-il pas? En tout cas je suis tout à fait d'accord avec toi sur le fait que dans cette locution latine Horace a largement été inspiré d'Epicure.

DUGLAND : Non en effet, pas vraiment de contresens avec moi, encore que "jouisseur émérite" me semble assez exagéré, mais contresens avec la citation d'Horace qui est plutôt négative et menaçante, et qui est tout sauf un encouragement à la jouissance, d'ailleurs ne penses-tu pas qu'il l'ait piquée plutôt à quelqu'un d'autre qu'à Epicure? J'ajoute que la passion n'est certainement pas suffisante au bonheur. Je crois qu'il faut en plus un minimum de satisfaction personnelle qui est plus importante que la passion, car tout le monde n'est pas passionné (j'entends la satisfaction d'avoir fait ici-bas ce que l'on devait faire, sinon ce que l'on pouvait). On va bientôt pouvoir ouvrir un forum philosophique...

GLANDU : Bon sang mais c'est que maintenant il va me faire réfléchir sérieusement le bougre. Je me demande si tu n'as pas été traumatisé par ta prof de philo quand tu étais petit. Je l'imagine de latex vêtue, avec un fouet dans la main droite, te répétant sans cesse "carpe diem, carpe diem" et après le pauvre Horace qui n'avait rien à voir là dedans en a pris plein la tronche. Blague à part je crois que le bonheur n'est pas inné mais qu"avec le temps et un peu de réflexion on peut s"en rapprocher. L'exégèse philosophique me parait à côté de cela bien insignifiante mais reste à mon avis un jeu intellectuel tout à fait salutaire.

DUGLAND : Si tu connaissais mon prof de philo, c'était un communiste pur et dur, et j'ai beau faire un gros effort, j'arrive pas à me l'imaginer avec du latex. J'ai retrouvé son blog sur internet, il est devenu libéral, sacrés enseignants, on les refera pas... Blague à part, tu as raison tout ceci n'est que discussion, à chacun sa façon d'approcher le bonheur, les anglo-saxons prétendent même que le bonheur est génétique alors...

GLANDU : Allez pour finir cette discussion et avant d'aller faire dodo, cette citation de St Augustin : le bonheur c'est de continuer à désirer ce que l'on possède déjà... à bientôt cher ami philosophe

DUGLAND : J'ai déjà lu cette citation, mais je l'avais oubliée, je crois en effet qu'on peut trouver son bonheur dans les choses les plus élémentaires par simple contemplation de la nature par exemple, dans le simple bruissement du vent dans les feuilles d'un arbre, Montaigne trouvait le sien dans la volupté qu'il avait à s'endormir et demandait même à se faire réveiller la nuit pour cela. Mais c'est quand même très bien de vivre ses passions, bon je me couche moi aussi.

GLANDU : Bon alors toujours en train de dormir pendant que moi je commence à me geler !!! Allez réveille toi il est l'heure de penser. Ah St Augustin, égérie de la décroissance avant l'heure. Voir à la limite un peu subversif, non ? Concernant les anglo saxons et leur programmation génétique du bonheur, je ne suis pas surpris. Après des siècles de chape luthérienne, ils ont des excuses. Entre le déterminisme génétique et la prédestination divine, on retrouve une constante d'aliénation. Et puis après il faut naître et vivre, et là qu'est ce qu'on trouve ? Le déterminisme social des naturalistes, Zola en tête. Vain Diou les croquants ! Révoltez vous, brisez vos chaines. Le bonheur est à portée de main, lisez Montaigne.

DUGLAND : Oui tu as raison, d'ailleurs ce déterminisme anglo saxon n'est peut être pas totalement désintéressé puisqu'il pourrait le cas échéant leur servir à justifier leur domination du monde, mais la morale reste sauve puisqu'une enquête récente a démontré que malgré leur richesse, ils n'étaient pas plus heureux que le reste du monde...

vendredi 1 juin 2012

AndiamoChauguise et la mercière

Fernand s’étire, il ouvre un œil sur son réveil au cadran lumineux : quatre heures trente. C’est toujours à peu près l’heure à laquelle l’envie de pisser le prend, la prostate sans doute. Ses doigts actionnent la poire servant d’interrupteur à sa lampe de chevet, rien ne se produit : elle est encore grillée songe-t-il.

D’un pas mal assuré, il se dirige vers le palier. Sa main tâtonne à droite de la porte de sa chambre, trouve l’interrupteur, le petit levier en laiton bascule… Rien. Fernand renouvelle plusieurs fois l’opération, la lampe ne s’allume pas. En bougonnant, il se dirige vers l’escalier en colimaçon qui descend au rez de chaussée.

Il la connaît bien cette maison du 12 de la rue des Cloÿs dans le XVIIIème arrondissement de son Paris. La vieille mercerie familiale, coincée entre le square Léon Serpollet et la rue Ordener. Il y est né voici 55 ans. Depuis toujours, il l’occupe avec sa sœur Catherine, de six ans sa cadette, vieille fille comme lui est vieux garçon. Ils sont toujours restés ensemble, même et je dirai surtout depuis le décès de leurs parents. La boutique leur assure un revenu tout juste suffisant, mais ils n’ont pas de grosses exigences.

L’escalier ne devrait plus être bien loin, songe-t-il en tâtonnant du bout du pied, encore un pas… Soudain, sa jambe part brusquement en avant, un grand cri, ses bras font des moulinets, et c’est la chute brutale dans l’escalier métallique, un choc… Le silence.

Catherine qui dort dans la chambre voisine de son frère se réveille, allume sa lampe de chevet, l’énorme fracas l’a réveillée, elle appelle son frère.

- Fernand ! Fernand ! Réponds, enfin…

Sur le palier, point de lumière. Elle retourne dans sa chambre, saisit la lampe de poche dans le tiroir de sa table de chevet, retourne sur le palier, en éclairant le bas de l’escalier, elle aperçoit son frère qui gît en bas.

Elle a enfilé une vieille robe de chambre puis, après avoir traversé la boutique, elle est allée chez Madame et Monsieur Legras, les charcutiers dont la boutique jouxte la mercerie.

Au risque de réveiller tout le quartier, elle a tambouriné un moment sur le vieux rideau de fer bien rouillé, surmonté d’une tête de cochon qui fut autrefois dorée et dont le plâtre s’écaille maintenant. Enfin la fenêtre du premier s’est ouverte, et c’est Madeleine Legras qui d’une voix pâteuse a lâché :

- Ben, qu’est-ce qui t’arrive Catherine ?

- Descend vite, Madeleine, c’est Fernand qu’est tombé, j’ai bien peur que ce soye grave !

- Bon, on arrive, mon Marcel et moi !

Quelques minutes plus tard, Marcel Legras a hoché la tête négativement.

- J’ai bien peur que ton frangin ce soit fait l’coup du Père François… J’vais appeler les cognes.

Ce vendredi 11 juillet 1952, Chauguise comme à son habitude est descendu à la station Châtelet. Placardées sur les murs de la station, les affiches de la fameuse comédie musicale de Stanley Donen et Gene Kelly « Chantons sous la pluie », avec bien sûr l’excellent Gene Kelly, Debbie Reynolds, et surtout Cyd Charisse et ses jambes interminables...

Il aime bien Gene Kelly Chauguise, et il se surprend à fredonner :


I'm singin' in the rain
Just singin' in the rain
What a glorious feeling
I'm happy again.

Et c’est à pied depuis la station qu’il se rend au trente-six. Comme à l’accoutumée, il a acheté le Parisien (libéré) au jeune crieur qui se trouve à l’angle de la rue Saint-Denis et du quai de la Mégisserie.

Tout en marchant, il parcourt les gros titres. Ce sont les vacances, le soleil brille sur la capitale, les journaux relatent les exploits de Fausto Coppi dans le tour de France, sa victoire impressionnante à l’Alpe d’Huez. On y relate également la victoire des Ferrari et de son pilote Ascari, au grand prix de France à Rouen les Essarts.

Plus triste, on parle encore de la mort tragique de Maryse Bastié, cette grande figure de l’aviation, qui a trouvé la mort à bord d’un « Norécrin » lors d’un meeting à Bron en banlieue Lyonnaise.

Les Parisiennes sont jolies quand vient l’été, songe notre commissaire, qui sourit à une jolie brunette juchée sur de jolis escarpins bleu marine, assortis au sac qu’elle porte en bandoulière, faisant ressortir le blanc de son tailleur.

Chauguise arrive au 36, s’installe dans son bureau, quand on frappe à sa porte

- Mouais, lâche-t-il laconiquement.

Julien entre…

- Bonjour patron, on v…

- Salut Dugland ! Articule lentement, ne me brutalise pas, il fait beau, tout va bien... Verstehen ?

- Oui patron, mais je viens de recevoir un coup de téléphone du commissariat du XVIIIème. Le commissaire voudrait vous parler, il est au bout du fil.

- Bon, bascule la communication, je le prends... Salut Gégé qu’est ce qui t’arrive ?

- Ecoute Chauguise, j’ai un macchab sur les bras, j’aimerais que tu viennes.

- Sur les bras ? Il n’est pas trop lourd, j’espère !

- Déconne pas, je t’attends. C’est rue des Cloÿs, au 12, tu connais ?

- PFFF…

- Dugland !

- Quoi patron ?

- Allez, prends les karoubles de la 15, on va rue des Cloÿs.

- Ah oui, c’est près de la Rue du Ruisseau, on avait eu une affaire là-bas.

- Bravo ! Tu vois quand tu veux…

(Je ne vais pas vous faire une visite guidée de Paname non mais…)

Vingt minutes plus tard, Julien gare la Citroën devant le numéro 12.

Gérard Malempin, le commissaire du quartier, est là.

- Merci d’être venu, Chauguise, y’a un truc qui me titille, faut que j’te montre.

Le corps de Fernand Dutreuil gît au pied de l’escalier métallique, son crâne forme un angle bizarre avec les épaules, vertèbres cervicales fracturées, c’est certain.

- Tiens, chouffe Chauguise, on dirait que ses pieds portent des traces de gras.

- Ouais, t’as raison Gégé. Ne touchez à rien, dit-il à l’intention des lardus, je vais appeler Coui… Bourrieux afin qu’il vienne faire des prélèvements. Non, je vais plutôt envoyer Julien, il le ramènera plus vite. En attendant, on va s’en jeter un, et je répète pour les durs de la feuille : vous ne touchez rien, capito ? sur un ton qui n’appelle aucun commentaire.

Un petit muscadet au rade du coin, à l'enseigne très originale :"Bar des amis" en attendant Julien, enfin chacun sa tournée : on a des usages dans la Rousse.

Un peu plus tard, Julien revient escorté de « Couillette », notre scientifique du 36. Méticuleusement, conscienceusement, ce dernier, à l’aide de cotons-tiges, prélève sous les pieds de la victime ce qui semble être une sorte de graisse. Entre-temps Chauguise est monté à l’étage, il a actionné la poire de la lampe de chevet, constaté que l’ampoule était grillée, puis il examiné de plus près l’ampoule pendue dans le couloir.

- Dugland, monte-moi un tabouret !

- Oui patron, voilà.

- Monte sur le tabouret, toi, le jeunot, et dis-moi ce que tu remarques ?

- Ben, l’ampoule est déboîtée, prête à tomber, on dirait qu’elle ne tient que par un côté de la baïonnette !

- C’est bien ce qui me semblait… Dis donc, Couillette, pendant qu’t’es laga, viens frotter tes cotons-tiges sur la première marche là-haut.

Bourrieux s’est éxécuté, l’escalier en colimaçon est fait de marches en ferraille, plus exactement de la tôle « larmée », cette tôle avec des petites protubérances censées empêcher les glissades.

- Dans les interstices, il m'a semblé apercevoir des traces de gras.

tôle larmée.


Les prélèvements terminés, tout le monde est rentré au 36.

- Dis donc, Couillette, tu t’mets au turf en rentrant, je veux les résultats pour hier.

- Chauguise, j’ai pas l’habitude de faignasser ! Tu sais ce que ça va te coûter ?

- La vache ! Ça d’vient une habitude ! Déjà, l’aut’jour, y’a Champollion qui m’a taxé d’un apéro chez Nicole : c’est le petit rade situé rue Séguier not’cantoche. Et toi, tu veux quoi ?

- Ben, même motif, même punition !

- Bon, bon, d’accord ! Allez, fais fissa !

Une heure et demie plus tard, Bourrieux revient dans le bureau de Chauguise,.

- Voilà, c’est fini ! Ton gras, c’est du saindoux, aussi bien sous les ribouis du macchab’ que sur l’escadrin, et je dirais même du pur porc, le saindoux… First classe !

- Merci Couillette, t’es un vrai marle.

- T’as esgourdé, Dugland ? Du saindoux, on donne dans la glissade au gras d’jambon à défaut de sports d’hiver ! Dans la famille Mercière, je voudrais : « la fille »… J’sais pas toi, mais moi ça m’titille, ce gras sous les panards du frelot à la Catherine. Biscotte même si t'es pas un maniaque de la savonnette, t'irais p'têt' pas te mettre dans l'torchon avec les ribouis tartinés façon pur porc ! j’sens que j’vais aller la cuisiner la frangine, au saindoux s’il le faut ! Allez, au carrosse, tu connais l’chemin, pas besoin de te tenir la pogne.

Vingt minutes plus tard, les duettistes sont à nouveau rue des Cloÿs. Chauguise, suivi de Crafougnard, entre dans la petite boutique. Une cliente est là, comptant les douze pelotes de laine « Pingouin » qui serviront à tricoter un magnifique pull pour son pépère l’hiver prochain.

- Bon, ça y est ? Vous casquez vos p’lotes et dehors !

- Mais… Mais tout d’même...

- Bon, mémère, tu vas pas acheter l’fonds ? Non ? Alors fissa !

La cliente partie, Chauguise se tourne vers Catherine.

- Il te gênait, ton frelot, c’est pour ça que tu l’as aidé à exécuter un double axel ?

- Mais enfin, commissaire, vous délirez ! De quoi m’accusez vous, enfin ?

- Tu l’prends comme ça ? OK, j’vais aller interroger Marcel Legras, le charcutier d’à côté.

Chauguise est sorti pour entrer aussitôt au « cochon qui rit » la charcuterie mitoyenne de la mercerie. Madeleine Legras finit d’emballer deux côtes de porc dans un joli papier sulfurisé sur lequel figure un dessin représentant un gros cochon en train de pleurer, et juste dessous écrit à l’encre bleue : « pleure pas grosse bête, tu vas chez LEGRAS ».

- Dites voir, Madame Legras, j’pourrais vous parler ? Je suis le commissaire Chauguise, et il lui montre son sésame aux couleurs de la France.

- Oui bien sûr, on va passer dans l’arrière-boutique, on sera plus tranquilles.

Madame Legras a retiré le bec de cane puis a invité Chauguise et Julien à entrer dans ses appartements.

- J’vous sers un p’tit cordial ?

- Pendant le service, je ne bois qu’avec mes amis, lui répond-il fort aimablement. Dites voir, Madame, vous n’avez rien remarqué de louche entre votre mari et la mercière ?

- Ah ben si ! Figurez-vous qu’il y a trois mois, je les ai surpris bec à bec, dans la cour, là, derrière. Depuis un moment, je me doutais bien qu’il y avait anguille sous roche. Quoique son anguille à mon Marcel, je m’doute bien qu’il la colle ailleurs que sous une roche ! Ah la salope, tout de même.

Chauguise a convoqué tout ce joli monde au 36. Après un interrogatoire un peu musclé, le charcutier s’est allongé : c’est bien lui qui avait badigeonné la marche de l’escalier, alors que Fernand roupillait. Catherine lui avait ouvert la porte de la mercerie, elle avait pris soin auparavant de bouziller l’ampoule de la lampe de chevet, puis de déboîter légèrement celle du couloir.

Lui et la jolie mercière filaient le parfait amour depuis six mois déjà. Le frère de Catherine ne voulait pas lui donner la part qui lui revenait, et ne voulant pas vendre la boutique, les deux amants avaient décidés de le supprimer. Quant à Marcel, il aurait bien trouvé quelque chose afin de se débarasser de l’encombrante Madeleine, son épouse.

La prochaine fois, lâche Chauguise en regardant Catherine droit dans les yeux : "tu penseras à faire la toilette du mort avant d’appeler les lardus".




Je vous ai même trouvé l'affiche : merci BLOGBO !

mardi 29 mai 2012

Saoul-FifreMonsieur Laroza

Si j'ai toujours su vivre avec très peu d'argent, il m'en fallait néanmoins, je m'excuse de cette faiblesse auprès de la compagnie esgourdante. Vint un jour où, mes poches ne contenant plus que de la menue monnaie, je dus rendre visite à cette bonne vieille ANPE, ce repaire d'esclavagistes, ces pirates recruteurs ne reculant devant aucun moyen pour vous amener à signer des contrats d'embauche à vil prix. Ces laquais à la solde du patronat n'ont pas leur pareil pour vous embobiner en vous poussant à la consommation alcoolisée. Vous me connaissez, ils n'eurent pas à beaucoup insister et me firent miroiter des avantages imaginaires et des salaires mirobolants. Des étoiles lançaient des étincelles dans leurs yeux cupides et cruels et je me retrouvai nanti, au sortir des serres de leur verbiage mensonger, d'une adresse de patron potentiel, sis en la bonne ville de Bruges, pas la Venise Belge, mais la commune en périphérie de Bordeaux.

Monsieur Laroza était maraicher. Bien sûr, dès que je trouvais une maison à louer avec un terrain, j'y aménageais aussitôt un potager, par plaisir, mais je n'avais jamais fait ça en professionnel. Je le prévins avec honnêteté mais il ne tordit pas le nez sur l'info. Monsieur Laroza aimait transmettre son savoir. Et moi j'aime apprendre. Oh mon dieu le nombre de techniques, d'outils et de tours de main géniaux que j'ai pu emmagasiner en six mois passés chez ce gars là !

Le raclet. Je l'ai retrouvé sur internet sous le nom de binette provençale mais "raclet" semble bien une appellation locale médoquine. Monsieur Laroza en possédait de toutes sortes et de toutes largeurs, du petiot pour l'ail, qui ne faisait guère plus de deux centimètres de large, au gros de vingt ou trente, pour faire les interlignes. L'important était que la lame soit bien aiguisée, devant et derrière. En la faisant glisser, bien parallèle à la surface, à un ou deux centimètres de profondeur, avec un mouvement de va-et-vient, la lame coupe aisément toutes les mauvaises herbes, même celles avec une grosse racine pivotante. Le collet coupé, la racine pourrit dans le sol et ne repousse plus. Le raclet possède un manche suffisamment long pour que le maraicher ne se baisse jamais. Il se tient très droit, son geste est précis, la lame virevolte entre les plants sans en abimer un seul mais ce travail ne nécessite aucun effort : si le raclet est bien aiguisé (et il convient de vérifier son fil régulièrement) le bras ne ressent aucune secousse, aucune résistance. Encore faut-il que la terre soit parfaite pour le maraichage, sableuse, légère et sans cailloux ? Celle de Monsieur Laroza l'était, zone d'alluvions de la Jalle et de la Garonne, qui plus est amendée, améliorée par des générations d'ancêtres.

Dans ma doulce Provence, je ne pourrai me servir du raclet qu'après avoir fait appel au gros broyeur de rochers. J'y songe avec force.

Monsieur Laroza, qui ne laissait pas souvent ses neurones inactifs, avait imaginé une adaptation du système du raclet pour le tracteur. Un artisan ferronnier du coin lui avait bricolé sur ses indications une lame d'acier taillée en biseau, lui aussi soigneusement aiguisé. La lame, de la largeur du tracteur, était montée sur un bâti à l'arrière de celui-ci. Dès que nous avions fini de récolter une planche, il convenait de la désherber "en plein" pour la rendre propre à la culture suivante. Monsieur Laroza sonnait alors le ban et l'arrière-ban de sa petite entreprise pour venir faire "poids" afin que la lame s'enfonce d'au moins dix centimètres dans la terre et remplisse son office désherbant. Il s'installait dignement sur l'unique siège du tracteur et nous autres grimpions à l'arrière sur le bâti en nous agrippant (sacripants) les uns aux autres et où nous pouvions. Il y avait là dessus Madame Laroza, les deux ouvrières de l'emballage, mézigue et l'autre ouvrier, le portugais. Jamais les deux filles des patrons, toujours tirées à quatre épingles, élevées comme des demoiselles de la légion d'honneur pour leur faire oublier leurs origines bassement terriennes. Enfin on rigolait bien, à servir de poids pour que la lame arrive à s'enfoncer, c'était pas fatiguant, ça nous faisait une pause conviviale en milieu de journée. Du coup, puisque tout le monde était sur place, chacun prenait une fourche et, par des mouvements croisés en forme de X, on extirpait tous les végétaux dont la racine venait d'être tranchée. Hop hop, on chargeait les petits tas sur une remorque et hop : au compost. Tous ensemble, en une demi-heure, la planche était nettoyée.

Je vous parle de compost, de désherbage manuel, mais Monsieur Laroza n'était pas en bio. Il travaillait tout simplement par choix comme le faisaient ses parents avant lui, à une époque où les poisons chimiques n'existaient pas. S'il apercevait, dans son domaine si bien entretenu, une mauvaise herbe en train de fleurir ou pire, de grainer, la salope, son sang ne faisait qu'un tour, il se jetait sur elle et l'arrachait. Comme il travaillait comme il faut, sans cultiver deux fois la même famille de légume au même endroit, il ne connaissait pas trop la maladie.

Monsieur Laroza était d'une méticulosité extrême. Les gestes qu'il m'apprenait avaient la précision du rasoir, on sentait qu'ils se transmettaient avec ferveur d'une génération à l'autre, qu'ils avaient été testés et re-vérifiés et je me devais de les reproduire à l'identique, par respect pour le génie des anciens maraichers de Bruges. Quand il évoquait la rectitude de la marque laissée sur la terre par le cordeau, ce n'était pas une expression en l'air à traiter par dessus la jambe. Il convenait que ce soit droit, Nom de dju ! Les écarts des raies n'étaient pas non plus calculés au pif. Il possédait toute une série de gabarits-traceurs pour marquer les repères précis où nous devions placer notre cordeau, le tendre puis lui imprimer un mouvement régulier de va-et-vient, sans dévier d'un poil, avant de passer à la ligne suivante. Quand les lignes étaient tracées, un autre gabarit, ou le même, servait à indiquer l'endroit où le plant allait être repiqué sur la ligne.

Les plants se préparent à l'avance. Avec une fourche-bêche, on soulève précautionneusement un semis déjà bien levé et on rafraichit les plants, on ne garde que ceux de la bonne taille. Avec le plantoir, on fait un beau trou lisse, on lisse les racines du plant de façon à ce que tous les brins tombent verticalement, on maintient le plan à la bonne profondeur de la main gauche tandis que la droite fait avec le plantoir un nouveau trou à côté du premier et le bouche d'un mouvement de levier. La terre doit surtout être rabattue en contact étroit avec les racines. La parcelle repiquée sera arrosée mais ce serait très gênant qu'il reste un trou d'air sous les racines ! Pour le repiquage, il faut être souple. Les jambes restent droites, écartées de chaque côté de la ligne, et c'est tout le haut du corps qui se plie en avant et les mains qui travaillent au ras du sol.

L'année où j'étais chez lui, Monsieur Laroza me sembla titillé par le démon de la modernité. Nous avons fait des essais avec un presse-motte qu'il s'était fait prêter (un mélange terreau/écorce de pins) et aussi avec une planteuse Super-Prefer, que ses ancêtres ont dû faire un double salto dans leur cercueil !

Je m'étais inscrit à une formation agricole débouchant sur un BEPA (formation où s'était également inscrite Margotte, tiens quel hasard !) et lorsque le centre m'appela pour être "incorporé", je donnai mon congé à Monsieur Laroza. Ce n'est pas pour me vanter, mais ils avaient tous l'air triste de me voir partir vers un autre destin.

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